Je n'essaye même pas d'esquiver le verre qui éclate contre le mur derrière moi. Je me contente simplement de fermer les yeux alors que ma femme hurle, pleure et continue de briser chaque verre, chaque assiette que nous possédons, comme si par ce geste elle s'affairait à effacer toute trace de ma présence dans sa vie. Une assiette se fracasse à mes pieds. Je n'essaye même plus de raisonner ou de lui sortir l'excuse du « les filles dorment à l'étage »... De toute façon, je pense que vu les hurlements de leur mère, elles sont toutes les deux éveillées, à se demander ce pourquoi nous nous disputons. « Pourquoi me faire ça ? Tu ne m'aimes plus c'est ça ? Et les filles tu y as pensés ?! Non parce que de toute façon, tu ne penses jamais aux autres, il n'y a que toi.... Que toi... » C'est presque une rengaine agaçante qu'elle répète sans cesse, encore et encore. Je lève les yeux vers elle et croise son regard... J'entrouvre les lèvres, cherchant simplement quelque chose à dire... N'importe quoi... Mais rien ne vient. Que pourrais-je lui dire ? Je t'aime encore ? Est-ce encore le cas ? Oui... Elle recommence à pleurer, me demandant si c'est simplement parce qu'elle vieillissait, simplement parce que je n'étais plus la jeune femme que j'avais un jour épousé. C'est vrai en un sens... On ne rajeunis pas mon amour... Moi le premier... Que voudrais-tu entendre de toute façon ? Que je t'aime toujours autant qu'au premier jour ? Voudrais-tu que je te mente, simplement pour te conforter dans cette illusion d'idylle parfaite ? « Je ne voulais pas que tu sois au courant... Je... » J'aurais mieux fait de me taire. Un autre verre vole, et celui-ci ne se brise pas contre le mur. Peut-être que je n'aurais pas du. Comment en suis-je arrivé là ? Sous l'effet de la douleur je ferme les yeux alors que je sens le liquide chaud glisser lentement le long de mon bras... De toute façon, ce n'est pas maintenant. Elle continue de hurler avant de me demander de quitter la maison, de retourner me perdre dans les bras de ma trainée d'étudiante. Honteux, je rouvre les yeux pour mieux détourner le regard. Je devrais me battre, me jeter à ses pieds pour lui dire à quel point je suis désolé, lui dire que je regrette et que je veux recommencer avec elle, parce que je l'aime encore... Seulement je ne peux pas. Parce qu'à chaque fois que je croise son regard, je ne peux m'empêcher de penser à Hanna... À son regard pétillant qui ne fixe que moi pendant les cours, à cette façon qu'elle a de se mordiller la lèvre avant de commencer une phrase, à cette façon qu'elle a de soupirer mon prénom... Je sais que je suis en train de tout perdre... Et pourtant dans le silence pesant qui s'est installé entre nous, tout ce qui s'échappe est un « Je suis désolé » à peine murmuré. J'attrape ma veste et mes clés avant de lui tourner le dos. Je l'entends me dire le plus froidement du monde de ne jamais revenir. Un goût amer m'envahit la bouche alors que je passe la porte de notre appartement. Tout est en train de me glisser entre les doigts... Et au lieu de rattraper les miettes de mon existence, je regarde le tout s'éparpiller au gré du vent. Je pousse un soupir qui sonne bien trop comme un sanglot avant de me laisser glisser le long de la porte d'entrée. Je ne sais pas où aller, je ne sais pas quoi faire... J'ai trente-cinq ans et alors que j'avais tout, je n'ai plus rien. Enfin... Pour ce soir, je trouverais bien un endroit où je pourrais m'écrouler et laisser la culpabilité me ronger. Et c'est ce qui arrive... Je me retrouve sur un canapé pas trop miteux, chez un ami. Je passe la nuit sur le dos, à enchainer les cigarettes, cherchant une réponse dans la fumée qui opacifie l'air de rien la pièce.
Tout était plus simple avant, quand je n'étais qu'un enfant qui vivait tranquillement dans cette ville perdue qu'est Dödskalle... La seule chose dont je m'inquiétais, c'était d'un jour tomber sur cette foutue salle de bain... Celle qui depuis mes sept ans me laissait avec des sueurs froides. C'était ma seule crainte, de ne pas être capable de vivre comme je l'entendais avant d'en arriver à ce jour bien précis. Je me refusais même à penser que je serais capable de me tuer, surtout de cette façon... Plus j'y repense et plus je me dis que c'est une façon bien lâche d'en finir... C'est un peu pour ça que j'avais finalement quitté cette ville, pour espérer y échapper, pour refuser d'admettre que cela allait un jour se produire. Je pensais qu'en allant faire mes études à Stockholm, j'avais une chance d'échapper à ce rêve, à cette ville... Et pendant toutes ses années, j'ai vécu dans une étrange insouciance... J'étudiais l'histoire avant de me trouver une étrange vocation dans le métier de professeur... Ou alors était-ce simplement pour suivre cette demoiselle que je pensais être l'amour de ma vie ? Sûrement. L'amour fait faire de bien de drôles de choses aux hommes, et cette petite blonde avec qui je passais mes journées et mes soirées... Ah je crois qu'à l'époque j'aurais fais n'importe quoi pour elle... Et c'est peut-être pour ça qu'une fois notre diplôme en poche, je l'ai épousé. On avait vingt-cinq ans à tout casser... Et on pensait que la vie ne pouvait que bien s'annoncer, sans compter que je repoussais de plus en plus cette idée que ma fin se ferait dans une baignoire miteuse, en compagnie d'un carrelage à l’esthétique discutable. Moi, mettre fin à mes jours ? Impossible. Et pour être franc, tout allait pour le mieux... Elle travaillait en tant qu'institutrice alors que je faisais mes débuts dans un collège respectable de Stockholm. Au bout d'un an naissait notre première fille : Liv, la plus magnifique des enfants à mes yeux. Et deux ans plus tard, voilà que sa petite sœur naissait à son tour. Ulla de son prénom. Et à nous voir à l'époque... Je dois avouer que je ne pensais pas que cela pouvait mal tourner... Jusqu'a ce qu'Hannah entre en jeu.
J'ai un sourire en repensant à elle, un sourire que je ne devrais pas arborer. Mon mariage vient de s'écrouler sous mes yeux, je vais très certainement perdre ma place à l'université... Si ce n'est pas carrément mon statut d'enseignant... Et pourtant je souris avec une certaine tristesse en repensant à cette douceur rousse que j'avais le plaisir de voir au troisième rang, et qui ne cessait de me dévorer des yeux. Oh j'en ai eu des étudiantes qui me trouvaient très certainement fort charmant à l'oeil... Mais elle c'était autre chose. Elle me voulait et elle m'a eu. Presque trop facilement quand j'y repense bien. Mais je ne sais pas... Même si tout allait pour le mieux dans mon couple... Hannah était cette chose interdite avec laquelle j'avais envie de me brûler les doigts... Une personne avec qui je voulais simplement tout oublier, repousser les interdits. C'est peut-être parce qu'elle était une de mes étudiantes, parce qu'elle avait dix ans de moins que moi que j'ai cédé... Après tout... Nous étions tout les deux des adultes responsables... A qui faisions nous du mal ? À l'époque je pensais que personne n'en saurait rien... Et qu'ainsi ma femme n'aurait pas à en souffrir... Même si à chaque fois que je lui mentais en la regardant droit dans les yeux, j'avais un pincement au cœur... Alors l'embrasser comme si de rien n'était... C'était compliqué par moment. Mais je l'ai fais, pendant peut-être... Six mois... Avant qu'elle découvre tout. Elle s'en doutait m'a-t-elle avoué. Elle m'a dit qu'elle sentait son parfum sur ma peau, paraît que les femmes le sentent tout de suite... Qu'elles savent quand une autre vous embrasse, quand une autre griffe sensuellement votre dos... Et elle savait. Comment ? Elle n'a jamais voulu me le dire, et pour être franc je ne suis pas réellement sûr de vouloir le savoir.
Et c'est comme ça qu'à cause d'une rouquine un peu trop libertine, je me retrouve sans domicile... Et dès demain, très certainement sans emploi. Je tire une dernière fois sur ma cigarette avant de fermer les yeux. L'inconscience me tombe rapidement dessus et demain arrive peut-être bien trop vite à mon goût. Car tout me tombe dessus subitement. Comme si l'univers avait décidé de s'écrouler sur ma personne... J'ai à peine le temps de mettre un pied à l'université qu'on me fait comprendre que je ferais mieux de démissionner et de m'éclipser... Soit-disant qu'une telle affaire serait mauvaise pour l'établissement et que sacrifier ma carrière ne serait peut-être pas une si mauvaise chose... Bien sûr je n'ai pas vraiment mon mot à dire dans l'histoire. J'ai juste le droit de me taire et acquiescer comme un bon chien. Chose que je fais. On me fait aussi gentiment comprendre que je ferais mieux de chercher un boulot hors de la ville. Bah bien sûr... Et que vais-je dire aux filles, à ma femme ? Pas grand chose au fond. La question s'est résolu assez rapidement d'elle-même... Mes affaires m'attendaient à la porte de l'appartement avec un mot des plus charmants. Un de ceux qui vous font comprendre qu'il vaut mieux disparaître à jamais... Au moins elle a le mérite de ne pas impliquer les filles là-dedans...
Généralement c'est à ce moment que vous vous demandez ce qu'il en est... Eh bien... Après m'être fait mettre à la porte de l'université et de mon propre domicile, il est vrai que je n'avais pas trop le choix... Alors pourquoi ne pas retourner m'exiler dans ma ville natale ? Le temps que la tempête se calme... Donc oui, c'est presque avec honte que je suis retourné là-bas, m'enterrer dans ce trou sans nom qu'est Dödskalle... Non pas chez mes parents qui je dois l'avouer ont trouvés ça étrange que je revienne en ville seul, mais dans un appartement tout ce qu'il y a de plus correct, pour un professeur au collège. Tu parles d'une rétrogradation... Et pour être franc, c'est seulement une fois que je me suis réinstallé ici que j'ai réalisé à quel point c'était dur... D'être de nouveau seul... Sans rien... D'être un paria parce que j'avais tout simplement été incapable de résister à une gamine qui peinait à atteindre ses vingt-cinq ans. Comme quoi...