I
Saria s'était attendue à ces mots-là depuis des jours. Depuis des jours qu'elle voyait les regards qu'on lui adressait, les gens qui fuyaient sa petite chambre et ceux qui rentraient sur la pointe des pieds pour voir si elle vivait encore. Oh, elle vivait encore, elle respirait, difficilement, chaque souffle était pénible et à chaque fois qu'on portait sa cuillère à sa bouche pour la nourrir, le goût métallique lui brûlait la langue pendant des heures après. Même boire de l'eau était exclu dans ce cas, la fraîcheur du liquide lui brûlait la gorge et cela lui donnait juste envie de vomir tout ce qu'elle venait de manger. Mais non, hors de question de vomir ici, dans son petit lit, dans sa chambre, dans son temple, son territoire. Hors de question. Elle n'avait rien d'autre que ces quatre murs. Elle ne se souvenait de rien. Il y avait une guerre dehors, quelque chose qui avait sûrement pris ses parents, mais elle se souvenait de rien. Trop jeune, trop innocente, trop maigre et trop chétive, il n'y avait plus de souvenirs, il n'y avait pas de passé et comme tous les enfants ici, elle s'était réveillée sans passé et sans aucune once de futur. Rien du tout. Ici, où était-elle ? Elle n'avait pas encore les bons mots mais elle avait compris qu'il s'agissait d'un centre, d'un refuge pour tous ceux qui étaient comme elle. Jeunes et perdus, pas de parents, pas de famille, alors on les entassait ici.
Ici, où Saria avait pu se voir la première fois dans un miroir, la première fois qu'elle avait compris qu'elle était une fille. Mais elle n'était pas comme toutes celles qui organisaient des jeux dans les dortoirs. Non, elle était maigre, lente, faible, ses cheveux tombaient et parfois la douleur soulevait son estomac. La première crise avait eu lieu il y a environ trois ans, alors qu'elle jouait dehors, poursuivait un de ses camarades, murmurant des mots qu'elle avait appris sur le tas et que tous répétaient. Saria avait encore l'ombre d'un sourire sur le visage, c'était avant que la douleur ne vienne, brûlante, trop vive pour son corps, juste avant qu'on ne la soulève du sol et qu'on l'emmène vers l'infirmerie. Trois ans. Trois ans et elle n'avait pas quitté ce lit. Elle avait tellement pleuré les premiers soirs, pleuré, car la douleur était fulgurante, pleuré car elle ne comprenait pas pourquoi est-ce que sa peau brûlait de cette manière. On lui avait forcé à avaler des choses immondes, qui lui avaient rongé l'estomac de l'intérieur. Des mains trop grandes s'étaient attardées sur sa peau, à fouiller, à chercher ce qui n'allait pas chez elle. Rien. Rien. Personne ne trouvait. Reste ici Saria, elle était clouée au lit par sa douleur. Sa seule et unique amie, lors des bons jours, on lui faisait une injection de morphine elle pouvait alors se tenir assise sur son lit et suivre les jambes de ses camarades qui courraient au-dehors.
Une enfance passée à regarder la vie, sa possible vie, défiler devant la fenêtre. La douleur devenait alors secondaire, quelque chose d'utile, de vital, d'aussi élémentaire que de respirer, ou d'avoir deux bras et deux jambes, alors Saria ne versait plus de larmes, Saria ne disait plus rien, elle hochait la tête et respirait. C'était la seule et unique chose qu'elle pouvait faire. Aujourd'hui, les choses étaient un peu différentes. Elle ne savait même pas qu'il s'agissait de son anniversaire. Enfin, du jour où on l'avait trouvée, son anniversaire donc... Du sucre avait été rajouté à sa bouillie alimentaire mais même ce goût différent ne l'avait pas émue. C'était les mots que murmurait l'infirmière à présent qui parvenaient jusqu'à elle.
La question fit sourire la jeune enfant. C'était la première fois que quiconque lui posait une vraie question en trois ans. On voulait juste la faire manger et faire taire la douleur. Mais personne ne savait que la douleur physique passait en second plan au fil des années, c'était futile, absurde, elle vivait, elle survivait, elle pouvait marcher. Saria hocha simplement la tête, de la détermination pour la première fois sur son visage.
Tout faire ? C'était une belle promesse, aussi Saria n'hésita pas avant de bouger ses orteils pour la première fois depuis longtemps.
II
Ses mains tremblaient. Pas parce qu'elle avait peur de porter le bâton de nicotine à ses lèvres ou parce qu'elle craignait de ne pas savoir comment faire, mais juste parce que c'était un mauvais jour. C'était comme ça que Saria les appelait maintenant. Tous les matins, elle roulait les dés dans sa tête avant d'ouvrir les yeux. Allait-elle être en mesure de marcher ? Allait-elle pouvoir se lever et se diriger vers sa penderie et continuer sa journée ? Que faisaient les autres filles de quinze ans ? Saria les voyait parfois alors qu'elle restait tard le soir pour nettoyer le bar. Elle ne savait pas dans quel pays elle était, une fois arrivée à la frontière de la Serbie, elle avait continuer de faire du stop. Une jolie fille comme elle, tout pouvait arriver. Saria ne dormait jamais en compagnie de tous ces gens et elle gardait en mémoire qu'elle avait un couteau dans la doublure de sa veste. Mais elle n'attirait jamais. Ses formes inconnues de femmes, elle les cachait sous des vêtements trop amples dès qu'elle en avait l'occasion, et elle bougeait, disparaissant dans une autre ville. Saria n'était jamais restée plus de six mois au même endroit depuis ses douze ans. La guerre l'avait chassée hors de Serbie et elle avait continué. Par amour de la route, par amour du nouveau et surtout dans le but de trouver ce qui n'allait pas chez elle. Personne n'avait de réponses pour l'instant. Ce qui ne manquait pas, c'était les petits boulots. Il y avait toujours quelque chose à faire et Saria s'efforçait de s'appliquait à la tâche. Les questions étaient les mêmes.
Est-ce que tu sais lire ? Oui.
Est-ce que tu sais écrire? Oui.
Est-ce que cela te dérange de venir très tard ou très tôt ? Non.
Et juste comme ça, elle était engagée. Il n'y avait rien de glorieux dans ce qu'elle faisait mais le détachement de Saria était certain alors qu'elle récurait des toilettes ou nettoyait le vomi d'un client qui avait cru qu'il pouvait tenir à l'alcool. Le bar où elle travaillait en ce moment était puant, les ivrognes baissaient parfois leur pantalon pour se soulager la vessie devant elle en sachant qu'elle allait nettoyer sans rien dire. Et c'était vrai, Saria se moquait de tout ceci, elle s'en fichait. Rien que le fait de pouvoir se lever le matin, de mettre sa perruque et ses gants, était suffisant. Elle vivait un jour de plus. Ses rêves n'étaient faits de rien d'autre que de son cadavre, un corps sans vie, où elle ne se réveillait plus, où elle ne bougeait plus. Cette chose qui la rongeait de l'intérieur avait fini par gagner. Et Saria ne pouvait le laisser faire, elle ne savait pas ce qu'elle avait, pas encore, mais elle ne voulait pas partir ici. Elle ne courrait pas en mini-jupe et il n'y avait personne pour l'inviter à aller danser, mais elle vivait. Elle n'avait que quinze ans et elle avait déjà gagné quelques années de plus. Respirer était suffisant. Aussi quand son collègue lui proposa cette cigarette, elle ne put que hocher la tête, contemplant le sol d'une blancheur immaculée qu'elle venait de nettoyer.
Saria eut un maigre sourire, le compliment lui faisait plaisir. Elle ne savait pas comment faire avec cette cigarette au final... Non, devait-elle tirer dessus et inspirer? Non vraiment, elle ne savait pas comment s'y prendre. Elle finit par tousser et rendre sa cigarette à l'autre. Ils jouaient à ce petit depuis longtemps. Il lui proposait des cigarettes d'abord et ensuite il lui parlait d'une énième soirée dans le centre-ville et il lui demandait si elle voulait venir. Saria disait toujours non, craignant ce qu'elle voyait dans ce regard. Elle ne voulait pas explorer ce qu'elle voyait. Elle ne maîtrisait pas son corps, pas tout à fait et ses jours ne lui appartenaient pas toujours alors non, hors de question de les partager. Avec qui que ce soit.
III
Saria n'aurait jamais cru monter sur un bateau un jour. Le vent frais venait lui fouetter le visage et elle se tenait un peu trop du bord, mais... tant pis. Quand son regard s'attardait trop longtemps sur l'eau sombre, elle se demandait de quelle façon on la retrouvait si soudainement elle décidait de sauter. Une pensée terrifiante et pourtant elle avait bien envie de goûter à cette eau qui paraissait tellement glaciale. La jeune fille resserra son manteau sur ses épaules, toujours pas habituée au froid. Ni au brouillard ou même à cette odeur de poisson ou à cet accent trop prononcé et cette langue. Le voyage ne devait durer que quelques heures, bientôt, le navire regagnerait les côtes et elle poserait ses bagages dans un autre pays. On lui avait dit de rester loin du soleil pour sa propre santé, alors oui, Saria fuyait le sud et allait plus au nord. La suède lui avait paru être un bon endroit pour commencer à chercher un nouveau toit. Car après tout... Pourquoi pas ?