Fiche de présentation standard.

- Alors c'est ici.


Salut maman, c'est Ana.
Ça y est, j'y suis, je suis arrivée. Ça n'a pas été facile, tu sais, avec l'enterrement de papa, la cérémonie, la vente de la maison... Tout ça a pris du temps. Je devais en finir avec tout ça tu sais, avant de venir. Tout ça a pris du temps. Mais je suis là, ça y est, je suis là.
Tu es rassurée?

Depuis le temps que tu m'en parles... A l'époque, tu disais tout le temps que c'était charmant, que tu te plaisais ici, que tes jours étaient heureux. Que la vie te semblait simple et douce, que tu lisais des romans et que le temps ici était comme suspendu...
Mais tu as rencontré papa, et alors vous êtes partis vivre en Russie. La vie n'était-elle pas belle là-bas aussi? Vous étiez heureux, près de l'âtre, au coin du feu... Alors je suis née, ponctuant votre vie d'un autre bonheur, comme une fleur qui éclot.

Nous n'étions pas riches, mais il ne nous manquait rien, nous avions fait de notre petit appartement un havre de paix, où seul l'amour régnait. Nous vivions les uns pour les autres, et rien n'aurait dû perturber cet équilibre parfait.
Tu me racontais des histoires, comment c'était avant, quels étaient tes espoirs, et tes chagrins d'antan...

Mais un soir de décembre, alors qu'il faisait froid dehors, du lait vint à manquer. J'avais eu un bon bulletin à l'école, et tu voulais faire des crêpes, pour me récompenser. Tu transformais chaque occasion en fête. Vite, tu as pris ton sac, tu as esquissé un sourire; vite, tu as fermé la porte. Plus vite, tu as couru jusqu'au supermarché le plus proche; plus vite tu as traversé la dernière artère. Encore plus vite, la voiture est passée, et la Mort t'a fauchée.

Pourquoi devais-tu partir, maman, pourquoi était-tu si pressée de vivre?
De trois, nous n'étions plus que deux. Le temps s'écoulait plus lentement. Tu es partie, et avec toi, l'ivresse de vivre. Papa ne s'est jamais consolé de ta perte, et moi non plus. Il s'est maintenu en vie, il t'a seulement survécu, animé par l'obligation de m'élever, et l'envie de te rejoindre.
Vous êtes heureux ensemble, maintenant, n'est-ce pas?

Tu sais, tout va bien. J'ai bien fait mes études, et j'ai aidé papa comme j'ai pu. Rien n'a changé à la maison, tout est resté comme tu l'as laissé. Le temps a vraiment suspendu son cours.
Quand papa a senti qu'il pouvait partir, il m'a à son tour laissée. Il est parti te rejoindre, à l'aube de mes vingt ans. Tout va bien, tu sais.

Maman, ma vie ne peut pas continuer comme ça. J'ai besoin de me construire ma propre existence, je ne peux plus vivre dans vos pas. Votre souvenir me hante. J'ai besoin de faire quelque chose, je ne sais pas quoi, mais quelque chose, j'ai besoin de partir, ailleurs, un ailleurs chaleureux et plein de vie.
Alors j'ai vendu la maison, et puis j'ai tout quitté. Mais avant de tourner la page, et de boucler la boucle, il faut que je revienne où tout a commencé, pas vrai? Là où tout est charmant, et où les jours sont heureux... Pour un dernier hommage, avant de te quitter, et de tout commencer. Souhaite-moi bonne chance.

J'y suis maman. Je suis à Dödskalle, la ville de ton enfance. J'espère trouver un peu de toi ici, un peu de cette joie qui te faisait vivre, un peu de ce bonheur. J'y ai droit aussi.

Je te laisse maman, je vais m'enregistrer à l'hôtel.
Je t'aime très tendrement,
Ana.


Je glisse la lettre dans une enveloppe, et la dépose sur la tombe de ma mère. Cette fois, tout est bien fini. Je laisse s'échapper un dernier souffle, et je sens quelque chose en moi qui s'envole avec le vent.
Sans m'attarder plus longtemps, je fais demi-tour, et décide d'aller me perdre dans les rues de Dödskalle. Je quitte rapidement le cimetière, pour me défaire de mes démons. L'air est lourd, et l'atmosphère pesante. Je ne parviens pas à retrouver la joie, la brise qui remue tendrement le feuillage... Ici aussi, le temps semble s'être arrêté. Quelque chose de morne et funeste plane sur la ville. Tout me paraît gris et sinistre.
Je ne peux me résoudre à quitter la ville dans cet état. Les souvenirs de ma mère volent en éclat. Suis-je réellement au bon endroit? Tout devait être joyeux et agréable ici, je devais ressentir cette douce chaleur qui emplissait auparavant le cœur de ma mère. Je devais passer de bons moment, repartir du bon pied, me ressourcer pour pouvoir tout recommencer. L'énergie devait se trouver dans ces lieux, et elle n'y est pas. Je ne trouve pas ce que je suis venue chercher.
J'avance encore, serpentant entre les sombres ruelles de la ville. Chaque pavé, chaque recoin m'est hostile. Je vais rentrer à l'hôtel.
Je me sens perdue, prise dans le gouffre de mes attentes et de la réalité sous mes yeux. En fin de compte, je devrais peut-être rester un peu... Si maman a pu trouver le bonheur ici, je devrais pouvoir le trouver aussi. Comment vivre sinon?