Le mois de Septembre avait eu son lot de morts.

Des morts plus tragiques et plus mises en scènes que d'autres et dont on parlait encore sur toutes les lèvres. Il y avait eu Sebastian, l'incident de la piscine mais Hans s'en moquait. Sa petite fille était morte. Sa petite Amilia s'était éteinte elle aussi, le soir de cette fameuse réunion. Il s'était senti obligé d'y assister, c'était son devoir de citoyen, il avait vécu toute sa vie dans cette ville et c'était bien la première fois que quelque chose de ce genre se déroulait. Sa fille avait refusé de le suivre, elle n'avait que quatorze ans, la perspective d'être toute seule à la maison quelques heures l'avait enchantée. Pas de mère dans leur petit foyer, son épouse s'était éteinte en donnant la vie à sa fille. Elle l'avait vu dans son rêve mais elle était partie avec un sourire aux lèvres, laissant Amilia dans les bras de son père.

Hans avait été terrifié face au contenu de la piscine et il avait couru jusqu'à chez lui, pour s'assurer que sa petite princesse allait bien. Rien ne l'avait préparé à ce spectacle, la porte ouverte avait été un mauvais signe mais… Mais… trouver le corps de sa petite fille ainsi....Amilia avait été nue dans le lit, complètement nue et les bras et les jambes écartées, tel le Christ sur la croix. Le plus dérangeant étaient les mots qu'il y avait écrit sur son ventre, un NON en lettres de sang… Personne n'avait cru Hans, personne ne l'avait cru car il avait pris sa fille dans ses bras, il avait hurlé, appelé la police et quand ils étaient arrivés, les mots semblaient avoir disparu et soudainement Amilia était habillée. Une hallucination? Non, Hans savait ce qu'il avait vu et pendant des semaines le corps de sa petite fille était restée à la morgue de la ville alors qu'il se soulait, qu'il vociférait et qu'il tentait de convaincre quelqu'un de le croire. Il n'avait pas rêvé, ce n'était pas juste une crise cardiaque, quelle petite fille de quartoze ans faisait une crise cardiaque? Quelqu'un l'avait trouvé dans cette maison et l'avait tuée.

La police avait laissé tomber, avait cessé de croire qu'il avait tué sa fille car trop de gens l'avaient vu à la piscine et ils avaient abandonné et aujourd'hui, en ces derniers jours de Novembre, on enterrait sa petite fille. Il avait une bouteille de bière dans les mains et il avait renvoyé ce foutu fossoyeur disant qu'il allait refermer la tombe lui-même. Seul était présent Elsa, l'infirmière de la ville qui avait été assez folle pour l'écouter et ce gamin des rues, Emrik, qui avait été ami avec sa petite Amilia. Ce n'était pas juste. Il y avait quelque chose qui clochait dans cette ville et sa petite fille en avait payé le prix. Hans vida sa bière, la laissant retomber sur le sol, avant de se tourner vers la petite assemblée. "Si vous voulez dire quelques mots, c'est maintenant."

Spoiler très important à lire :

Emrik observait ce trou dans le sol en espérant que si son regard s’y plongeait suffisamment longtemps, le vide finirait par le happer. Amilia n’avait rien dit. Non, elle n’avait prévenu personne. Pourtant elle savait sûrement que son heure viendrait bien avant celle des autres, une soirée au cours de laquelle son père serait absent pour que la mort s’empare de son petit corps fragile de la façon la plus horrible qui soit. Emrik n’était pas fou, il savait quel genre de destin attendait ceux qui étaient nés ici, et lui aussi pouvait décrire les circonstances de sa future mort avec une précision presque inacceptable. Amilia n’avait donc rien dit, et Emrik en aurait sûrement fait autant. Il suivait les traces de son amie, s’enterrant dans le silence pour que son départ soit sans doute moins difficile à accepter, une fois le moment venu. Il lui restait sept ans et quelques mois, inutile d’affoler qui que ce soit. Inutile de dire au reste du monde que lui aussi allait finir par se retrouver là, six pieds sous terre. Il avait envie de la rejoindre maintenant. C’était fou, c’était inconcevable, mais il voulait descendre dans ce trou pour s’allonger aux côtés de son amie et lui tenir la main comme pour la rassurer, lui murmurer qu’il ne tarderait pas trop, qu’il lui faisait au moins cette promesse de ne pas la faire attendre trop longtemps. Sans le savoir, ils avaient partagé le lourd fardeau de ceux qui savent, de ces enfants qui ne prennent jamais le temps de grandir parce qu’ils ont la certitude qu’ils vont partir avant les autres.

Le garçon essuya sa joue, refusant de sentir une autre larme rouler sur celle-ci. Non, il ne voulait pas pleurer. Il voulait se sentir plus fort que cela, grandi sans doute par la perte d’une camarde qu’il avait porté dans son coeur pendant suffisamment longtemps pour qu’aujourd’hui ce soit tout son corps qui hurle à l’agonie. Il aurait du être à sa place. Oui, vraiment, il aurait du mourir avant elle, il ne devrait pas attendre son vingt-deuxième anniversaire aussi sereinement en se disant qu’il avait encore le temps de profiter. Profiter de quoi exactement ? Qui serait le prochain à se retrouver là, gisant à ses pieds, prêt à être recouvert d’un monticule de terre comme on efface un dessin avec la gomme d’un crayon, comme on tire un trait sur des mots griffonnés à la hâte, comme on referme un livre en vitesse avant de l'oublier dans un coin après en avoir dévoré la dernière page ? Ça n’avait aucun sens, et le moindre hommage n’avait pas le moindre intérêt à ses yeux, lui qui venait de perdre encore un peu d’espoir en enterrant l’une des rares personnes dont il s’était senti proche. Il aurait du être à sa place, il en était convaincu. Il n’avait pas de père, pas de famille ou même encore de but. Il n’avait rien, à part son sac à dos et une vieille perruque qui commençait à sentir le moisi. Pendant un instant, il s’était dit que le sourire d’Amilia suffirait. Celui de Noah aussi, ou même encore celui d’Elsa, de Lyov et des autres visages familiers de la ville qu’il avait pris l’habitude de croiser, de détailler et qui lui remettaient un peu de baume au coeur. Mais ce n’était plus franchement le cas à présent. Pourquoi se battre contre des moulins à vents ? Pourquoi ne pas simplement baisser les bras et la rejoindre tant qu’il le pouvait encore, avant qu’elle disparaisse et que la terre n’en fasse plus qu’une bouchée ?

Emrik soupira. Un long soupir las et profond. « Je ne t’oublierais pas Amilia. Je t’en donne ma parole. » Voilà tout ce qu’il avait trouvé à dire, les bras ballants, le regard perdu dans les entrailles du monde. Amilia resterait là, enfermée dans son palais de boue, mais elle existerait encore tant qu’Emrik serait debout. Ne faisant plus attention à ses doigts tremblants, le garçon se tourna vers Elsa, et sur un ton absent, il répondit enfin à ses questions après avoir hausser les épaules. « J’ai juste besoin d’un toi pour ce soir, si l’un de vous deux peut m’accueillir. Ou peut-être que je vais passer la nuit ici, j'en sais rien. » Il aurait aimé pouvoir lui dire qu’il allait réussir à s’en remettre, mais lui-même n’en était pas convaincu. Les pensées qui occupaient à présent son esprit semblaient bien trop noires pour être partagées. Se tournant finalement vers le père d’Amilia, il releva la tête vers l’homme en songeant qu’il s’offrirait bien une bière lui aussi, simplement pour vérifier si l’alcool avait effectivement le pouvoir de tout lui faire oublier… « Est-ce que vous avez besoin d’aide pour reboucher le trou ? » Mais sans même attendre de réponse, Emrik cherchait déjà des pelles du regard. Tant pis s’il n’y en avait pas suffisamment pour tout le monde. Il noircirait ses mains pales de terre s’il le fallait. En dernier hommage.