"T'es mignon, gamin. Mais t'es trop maigre. Tiens, prends ça et partage avec ton frère."

Les premiers mots qu'Irmeli avait dit à Emrik, la première fois qu'elle l'avait vu. Tristan était avec lui à l'époque, et le gosse était certainement différent. Certains disaient qu'il était pire, avec sa perruque, ses talons, et son incapacité à rester calmement dans un coin et se faire oublier. La pâtissière appréciait le changement, pour sa part. Au moins, le gosse agissait comme un gosse. Le seul inconvénient qu'elle voyait pour l'instant était qu'elle devait constamment planquer ses pots de Nutella, lorsqu'Emrik passait chez elle. Il était comme un chien de chasse - il trouvait la pâte à tartiner où qu'elle la cache, même lorsqu'elle l'avait placé en hauteur sur une poutre ! Elle se demandait toujours comment il avait fait. Avec un talent comme ça, il pourrait toujours rejoindre un cirque plus tard. Il ferait un tabac.

Depuis, elle l'avait pris sous son aile, à l'instar de quelques autres habitants. A eux tous, elle supposait que le gosse pourrait avoir une vie semi-normale s'il le voulait. De toute façon, elle doutait qu'il hésiterait à le faire savoir si un jour il voulait quitter les rues. Il était assez grand pour savoir ce qu'il voulait.

En l'occurrence, ce n'était pas la question. Irmeli avait dit à Emrik qu'elle lui achèterait quelque chose si il se rendait en classe au moins quatre fois dans le mois, et il l'avait fait. Le fait qu'il ait fait ce qu'il lui avait demandé offrait à Irmeli un prétexte en or pour le traîner au centre commercial. Elle refusait de laisser le gamin se balader dans ces talons au beau milieu de l'hiver. Même les deux autres paires qu'elle lui avait refilé sous prétexte qu'elles étaient trop petites ("Sérieusement, Gavroche, ne fait jamais de shopping en ligne ! Les tailles de chaussures sont mensongères !") n'étaient pas adaptées, cet hiver était beaucoup plus froid. Emrik risquait de perdre un orteil sans une bonne paire de chaussures. Ils faisaient des boots fourrées compensées cette année. Elle espérait le convaincre de la laisser lui en acheter une paire. Et si il râlait trop, elle n'aurait qu'à lui acheter un manteau au passage. Voir le gamin râler parce qu'elle lui achetait quelque chose était hilarant, vraiment. Elle avait toujours envie de le serrer dans ses bras et ne plus le lâcher quand il faisait ça...

Tranquillement adossée à la vitre d'une boutique, Irmeli jeta un dernier coup d'oeil à sa montre avant de se redresser. Elle avait menacé Emrik de venir lui rendre visite un jour où il était en cours et de négocier avec le directeur pour qu'il rattrape tout les cours qu'il avait manqué depuis la rentrée. Rajouter qu'il n'aurait pas de tartelettes pendant deux semaines et serait interdit de pâtisseries en tout genre pendant une semaine si il ne se pointait pas à onze heures au centre commercial aujourd'hui avait été un trait de génie, si elle osait le dire. D'autant plus qu'elle avait accès à Diesbach, et pouvait lui demander un coup de main si nécessaire...

Le gamin arriva enfin, et Irmeli s'avança vers lui, sourire amusé aux lèvres. Parfait, elle allait pouvoir commencer à l'équiper pour cette météo anormale. Peut-être une écharpe en plus, ou quelques paires de sous-pulls et caleçons longs ? Emrik allait détester qu'elle lui achète des sous-vêtements, aussi nécessaires qu'ils soient. Ce qui signifiait qu'elle allait devoir le faire. Ne serait-ce que pour voir sa tête... Mais avant ça...

_ Moi, Gavroche ! Prêt pour un peu de shopping ? On ira manger un morceau aussi, promis. You need to fatten up, kiddo.

Pauvre Emrik... Il risquait de trouver la journée longue, avec une Irmeli excitée au point de sautiller sur place comme une gamine à ses côtés.

Pendant longtemps, Emrik s’était dit qu’il ne regrettait pas de ne pas avoir de famille. Après tout, si celle-ci avait été aussi agréable que Tristan, l’adolescent qui l’avait pris sous son aile après l’incendie de l’orphelinat, le jeune Emrik aurait certainement fini par faire ses valises pour se retrouver exactement au même endroit qu’il se trouvait actuellement, à savoir dans les rues froides et sombres de Dödskalle. Enfin, plus depuis quelques jours. Ses jambes maigres avaient fini par le guider jusqu’à la demeure de Noah où l’allemand lui avait fait découvrir la chambre qu’il lui avait aménagé sous son toit, et il fallait bien avouer qu’il n’avait plus quitté sa tanière depuis ce jour-là. En vérité, il n’avait jamais connu le privilège de pouvoir se sentir enfin chez lui, habitant partout et nulle part à la fois, se contentant d’un banc, d’un canapé ou d’un matelas à même le sol quand on voulait bien se montrer un tant soit peu généreux avec lui. À côté de tout ce qu’il avait connu, les oreillers colorés, le drapé lumineux qui recouvrait le plafond et qui lui donnait l’impression de dormir dans un lit à baldaquin, les couvertures et le tapis rembourrés et bien plus encore lui donnaient définitivement l’impression d’être né du bon côté de la barrière et d’avoir enfin la chance d’être un gamin normal. Tellement ordinaire qu’Irmeli lui avait d’ailleurs donné rendez-vous au centre commercial ce jour-là pour compléter sa garde-robe. Et si en temps normal, Emrik n’aurait absolument pas su où il aurait pu ranger ses nouvelles acquisitions, il avait maintenant une commode qui ne demandait qu’à être remplie.

Il fallait bien admettre que tout ceci l’angoissait tout de même légèrement. D’abord Noah puis maintenant la pâtissière de la ville qui n’avait de cesse de le traiter comme son fils. Et cela n’allait certainement pas en s’arrangeant avec les années. Ainsi, Emrik s’en trouvait presque déstabilisé et pas certain de mériter l’attention des deux énergumènes qui s’étaient décidé à le prendre sous leur aile, et il avait enfilé son jean et son vieux pull troué, une certaine crainte se lisant sur son visage. Et s’il faisait tout foirer, hein ? Est-ce que quelqu’un y avait seulement songé ? Qu’est-ce qui lui disait qu’il n’allait pas tomber malade dans les mois qui allaient suivre pour finalement se retrouver entre les murs angoissants et aseptisés d’un hôpital ? Après tout, le garçon savait exactement quand est-ce qu’il allait mourir mais il ne pouvait pas se douter de l’instant où il faudrait qu’il fasse ses affaires et qu’il se prépare à affronter le sort que sa ville natale lui avait réservé depuis le début. Emrik soupira comme pour chasser toutes ces pensées avant d’aller affronter le froid de Dödskalle.

En approchant du centre commercial et en apercevant la silhouette d’Irmeli, le garçon se surprit déjà à bougonner pour témoigner son mécontentement. Ce n’était même pas exagéré de sa part, mais en voyant la jeune femme, il se souvenait subitement des raisons pour lesquelles il avait mis le nez dehors et il ne lui en fallait pas davantage pour l’irriter. Il la voyait déjà en train de lui faire essayer tous les trucs les plus moches de la terre en prétextant qu’il avait besoin de se couvrir en cette période de l’année. Il aurait même pu décrire avec précision le regard et la mine fière qu’elle allait arborer en le voyant fuir à l’autre bout du magasin en rouspétant, ses deux joues légèrement teintées de rose telle un gamin embarrassé d’avoir une mère pareille. N’était-ce pas d’ailleurs ce même sourire qui illuminait les traits d'Irmeli à cet instant précis ? Les yeux d’Emrik roulèrent dans leur orbite, ses deux mains fourrées dans les poches de son pull. « Arrête de m’appeler comme ça… Gabroche ? What does that even mean ? » À peine arrivé et l’envie de croiser les bras sur sa poitrine pour jouer les indifférents le démangeait déjà. « Et puis je te signale que j’ai plus deux ans, j’ai pas besoin d’une récompense à chaque fois que je vais au collège. Et j’ai pas faim non plus, je veux juste rentrer chez moi. » Des mots qu’il n’avait jamais eu l’occasion de prononcer par le passé et qui ne sonnaient absolument pas faux ni ridicules, à la grande surprise du garçon. « Bref, finissons-en rapidement, j’ai pas que ça à faire aujourd’hui. » Il prévoyait encore d’imprimer suffisamment de photos de son idole pour recouvrir tout un pan de mur de sa chambre à coucher et il n’avait pas une minute à perdre.

Uh... Le gamin avait déjà l'air embarrassé, si la façon dont il bougonnait était une quelconque indication. Dommage pour lui. Il avait besoin d'une garde-robe d'hiver, et Irmeli avait besoin de le gâter pour se rassurer qu'elle n'allait pas le perdre juste parce qu'il allait emménager chez Diesbach(à moins que ça ne soit déjà fait ? Possible...). Sourire au lèvre, la pâtissière passa le bras autour des épaules de l'adolescent, le serrant brièvement contre elle avant de se reculer et de l'examiner. Yep, les sous-vêtements étaient définitivement au programme. Et des jeans. Et pulls. Et tout le reste. Irmeli pouvait déjà entendre son banquier hurler devant son relevé de comptes, une fois que la journée serait finie. Mais bon... elle avait amplement assez d'argent pour se permettre d'habiller son gamin qui se prenait à l'occasion pour une gamine.

_ Gavroche ? C'est un gamin des rues débrouillard, enjoué, et loyal envers ceux qu'il aime dans un bouquin de Victor Hugo. Il habite à l'intérieur d'une statue d'éléphant. Je suppose qu'il va falloir que je te trouve un autre surnom, maintenant...

La seule idée la faisait sourire de nouveau, plus tendrement qu'avant. Son Gavroche avait grandi, et il lui manquait déjà, d'une certaine façon. La grande brune supposait que c'était ce que tous les parents ressentaient lorsque leur enfant grandissait et prenait son indépendance pour quitter le nid familial, même si en un sens ce garçon en particulier avait fait le contraire. N'empêche... Emrik, Diesbach et elle formaient certainement une cellule familiale bizarre. Bancale, aussi. Quelque part, Irmeli doutait que ce soit une mauvaise chose. Après tout, ils étaient loin d'être aussi étranges que la ville où ils vivaient, et c'était le principal.

_ Je sais que t'as plus deux ans, si t'avais deux ans, tu serais pas obligé d'aller en cours. Et franchement, ça t'a jamais traversé que ça pouvait juste être un prétexte pour te gâter, gamin ? Bon, il te faut des chaussures, et de quoi t'habiller pour l'hiver, en version garçon et en version fille. Hors de question que tu restes habillé comme ça par ce froid. Autant commencer par les chaussures, ça devrait être le plus rapide. Au fait, ton accent anglais s'est amélioré, c'est cool.

Ne laissant pas le temps à l'adolescent de protester ou de ronchonner plus avant, Irmeli l'entraîna dans le magasin de chaussures, cherchant et trouvant rapidement ce qu'elle voulait faire essayer à Emrik sans s'interposer quand il sélectionnait un modèle qui lui plaisait de son côté. Pour sa part, elle était contente de la paire de bottines et des boots masculines (toutes deux fourrées, ils étaient quand même en Suède, pas en France) qu'elle avait trouvées. Avec un peu de chance, elles plairaient à sa charge. Dans le cas contraire, la pâtissière avait une assez bonne idée de ce qui l'attendait: des soupirs, des plaintes, des regards qui disaient clairement "non mais tu crois que j'ai quel âge ?". Certainement pas deux ans, contrairement à ce qu'Emrik sous-entendait. Même si ça n'empêchait pas la Finlandaise d'user de son droit parental autoproclamé pour l'humilier de temps à autres. Il fallait bien qu'elle compense le fait qu'il n'était pas légalement son fils.

Adressant un regard noir et un sourire plein de dents à la vendeuse qui les fixait d'un regard un peu trop désapprobateur pour son goût, Irmeli reporta son attention sur le gamin devant elle, l'observant sérieusement.

_ Il te faut une paire pour tous les jours, et une paire pour quand tu veux te travestir, plus des baskets. Y'a des modèles qui te plaisent, parmi ceux que t'as essayé ? Et est-ce que t'auras besoin de posters ou de trucs dans ce genre ? Y'a une boutique ici, on pourra faire un détour si tu veux.

Et si Irmeli comptait de toutes façons y passer pour prendre de quoi décorer sa chambre d'amis à elle et la décorer un peu, quelle importance ? Le fait qu'Emrik ait une chambre chez Diesbach ne signifiait pas pour autant qu'elle n'allait pas continuer à l'héberger de temps à autre si le gamin avait envie de passer la nuit.

Emrik avait certainement soupiré plus d’une trentaine de fois en l’espace d’une minute, si toutefois cela était possible. Ou bien peut-être était-ce le temps qui paraissait s’écouler bien plus lentement depuis qu’ils avaient mis un pied dans ce magasin de chaussures, juste après qu’Irmeli ait pris soin de l’irriter une première fois en évoquant le nom d’un pauvre auteur dont il n’avait jamais entendu parler par le passé et donc le bouquin devait sûrement être ennuyeux à mourir. Qu’à cela ne tienne, il pourrait toujours demander son avis à Noah une fois qu’il serait rentré, histoire d’en savoir un peu plus sur ce gamin des rues qui résidait dans une statue d’éléphant et s’assurer que ce roman n’était pas plus utile sous un meuble bancal afin de le stabiliser durablement. Il ferait peut-être même l’effort de le lire, après tout il ne connaissait pas de meilleur moyen de se forger un véritable opinion sur la chose. Mais tout ceci n’était rien par rapport à la réflexion qui suivit et qui manqua de lui décrocher la mâchoire, cette dernière roulant presque sur le pavé, à l’image des dessins animés qu’Emrik avait eu le plaisir de pouvoir découvrir assez récemment. Les yeux écarquillés, il n’en croyait tout simplement ses oreilles en entendant Irmeli lui dire qu’il lui fallait une tenue de garçon et une tenue… de fille. Oh, il n’y avait rien de mal à vouloir se maquiller, avoir de beaux cheveux et porter des talons hauts et de belles robes pailletées, Emrik savait déjà tout ça et celui qui l’empêcherait de s’en donner à coeur joie n’était pas encore né. Il n’y avait rien de mal à être efféminé non plus, et le garçon aurait cessé de prendre de grands airs depuis longtemps s’il n’assumait pas tout ce qu’il y avait de plus coquet et de plus précieux chez lui. Mais il ne fallait tout de même pas pousser. Robe ou pas, Emrik restait un garçon et il n’avait pas l’impression de se travestir mais bien d’être lui-même dans n’importe quel accoutrement.

N’ayant absolument pas le temps de rétorquer quoi que ce soit, l’adolescent finit par se faire trainer dans le magasin, une mine toujours offusquée imprégnant son visage finement dessiné. Plutôt irrité par ce début de conversation qui ne lui avait même pas permis d’exprimer clairement le fond de sa pensée, il s’était dirigé au hasard dans la petite dizaine de rangées que comportait ce magasin ridicule, zieutant la moindre paire en s’imaginant un instant dans un grand magasin de la capitale suédoise plutôt qu’ici. Sans y réfléchir à deux fois, il avait attrapé une paire de talons rouges aussi peu discrète que lui avant de revenir vers la petite banquette mise à disposition au milieu du magasin, se débarrassant rapidement de sa propre paire et de ses chaussettes pour venir essayer sa nouvelle trouvaille. Particulièrement fier de son allure et des précieux centimètres qu’il venait de grappiller en se hissant de la sorte, il ricanait dans son coin en s’imaginant finalement aussi grand que Noah dans ces souliers particulièrement à son goût. Rejoignant Irmeli pour lui faire la démonstration de cette merveilleuse découverte, il fut accueilli par tout un tas de questions et par une énième remarque sur le fait qu’il lui fallait une paire de chaussures adaptée aux moments où il voulait se travestir.

Soupirant pour la millième fois, il arbora un air affreusement exaspéré, conscient qu’il n’aurait jamais pu avoir l’occasion d’agir ainsi avec quelqu’un d’autre qu’Irmeli, en rajoutant volontairement même si le fond de sa pensée restait évidemment des plus sincères. « Ok, on va tout reprendre depuis le début. » Agitant les bras dramatiquement dans les airs pour illustrer ses propos, il s’immobilisa avant de reprendre. « Personne ici ne se travestit, personne ici n’a besoin d’une "version fille". » Ses bras s’étaient élevés à nouveau pour que ses doigts puissent imiter les guillemets qu’il avait utilisé à juste titre. « Je suis toujours un garçon même quand je porte des talons, merci. Qui a décrété que porter du maquillage et des robes ou des perruques était uniquement réservé aux filles ? Je m’en fiche d’être maniéré ou efféminé ou précieux ou tout ce que tu veux encore, mais j’aimerais bien qu’on arrête de dire que je veux me prendre pour une fille pour autant. Je suis juste bien comme ça et puis c’est tout. Quand tu mets des grosses bottes pour la neige et un jean et que tu décides de pas te raser les jambes pendant deux jours, est-ce que je te dis que tu te travestis ou que tu passes en version homme ? Non, pas du tout. Alors j’aimerais bien qu’on arrête de me dire la même chose. Je suis Emrik et c’est tout. Je suis à l’aise en snickers et en talons, ça fait pas de moi un travelo ou je ne sais quoi encore pour autant. On dit tout le temps aux filles qu’elles ont pas besoin d’être en jupe pour se sentir féminine, j’aimerais bien qu’on me dise que je peux être viril en robe, merci. »

Épuisé par son propre laïus, il retourna près de la banquette qu’il venait d’abandonner un instant auparavant, se laissant lourdement tomber sur cette dernière avant de retirer sa paire de talons pour la ranger dans sa boite. « Et je veux cette paire de talons pour les fois où je me mettrais sur mon trente-et-un. » Il prit soin d’insister sur la fin de sa phrase. « Et un poster de Bill Kaulitz aussi. Ou Rihanna. » S’allongeant finalement sur cette banquette et croisant les bras sur sa poitrine, la journée s’annonçait d’être bien plus longue et harassante que prévu.

Les talons rouges étaient très beaux, la longue tirade d'Emrik encore plus. Claire, bien argumentée, appuyée par des gestes un peu trop dramatiques, certes, mais malgré tout placés aux bons moments... Apparemment, le gamin savait discourir, et Irmeli était fière. Elle était d'autant plus fière de son presque-fils qu'elle pouvait voir la vendeuse réfléchir à ce que le blondinet expliquait. Il avait une carrière toute tracée devant lui comme speaker ou comme représentant... Il faudrait qu'elle voie si un stage chez Fortum pourrait l'intéresser, histoire de voir les coulisses du secteur.

Se redressant à son tour et ébouriffant pensivement ses cheveux (ils devenaient un poil trop longs, c'était juste exaspérant de constamment devoir les repousser hors de son visage), la pâtissière contempla l'adolescent avant de lui répondre.

_ T'y couperas jamais, tu sais. C'est le langage qui veut ça. Peu importe que tu ne considère pas comme un travesti quand tu t'habilles en fille, que tu te sentes toujours aussi garçon, on a juste pas de mots pour décrire ta situation et la plupart des gens se foutront de tes explications, vu qu'ils auront pas la capacité intellectuelle nécessaire pour saisir ton point de vue. Ils auront du mal même si t'es en kilt, et pourtant c'est considéré comme un vêtement d'homme.

Irmeli attrapa la paire de talons, la mettant de côté pour le moment où elle devrait passer à la caisse avant de contempler les rares occupants du magasin et de pointer l'un d'eux, une femme d'une cinquantaine d'années qui était entrée peu après eux.

_ Regarde cette femme. Elle a commencé par nous ignorer, avant de prendre un air réprobateur lorsque t'as expliqué comment tu voyais les choses. En particulier le fait que tu te sentais viril même avec des perruques et du maquillage. Dis-toi que la plupart des gens seront comme ça. Incapables d'imaginer que ton identité puisse être assez fluide pour que ton genre apparent ne change rien à la façon dont tu te perçois. Prince peut porter des talons, mais c'est une star, donc on peut lui passer. Il a de l'argent et du succès, ça compense pour tout. C'est une excentricité, un outil marketing, une façon de se faire remarquer, il compense par rapport à sa petite taille. T'entendras jamais dire qu'il est simplement à l'aise en talons et aime les jambes de folie que ça lui fait. Mais bon... est-ce que t'as repéré des baskets ou des chaussures fermées pour aller avec tes talons ? Je préférerais éviter que tu tombes malade. On pourra passer par le magasin de déco avant d'aller te prendre des vêtements.

La bonne femme fusillait clairement Irmeli du regard, et elle était certaine qu'elle aurait perdu sa clientèle si elle n'était pas à la fois l'excentrique de la ville et la seule pâtissière de ladite ville, de surcroît formée en France. C'était presque triste, la manière dont ils lui avaient tendu sur un plateau un terme qui l'excusait à l'avance de son comportement. "Oh, c'est juste Irmeli, elle est assez excentrique, ne faites pas attention à ce qu'elle raconte". Emrik allait y avoir droit lui aussi. "Oh, c'est Emrik, il est assez excentrique, ne faites pas attention à la façon dont il s'habille". Et ça, c'était si il était chanceux. L'idée n'était pas vraiment encourageante. Ce genre d'attitude teintée de pitié tendait à être insupportable.

Emmenant la sélection d'Emrik en caisse et payant rapidement, Irmeli se saisit des paquets avant de se diriger vers le magasin de posters et décorations, déterminée à laisser les commères derrière elle.

_ Prends quelques trucs pour ma chambre d'amis si tu veux. Comme ça, elle sera un brin décorée si tu décides d'y passer la nuit de temps en temps. Kira va geindre non stop si tu arrêtes de passer.

Sur ce point, le samoyède était comme sa maîtresse: il adorait Emrik, et aimait l'humilier en lui faisant la fête en public encore plus.

L’adolescent ne savait pas vraiment si c’était parce que c’était Irmeli, ses propos, la façon dont elle les avait prononcé ou bien les trois à la fois, mais il y avait quelque chose dans le discours de la jeune femme qui avait réussi à apaiser Emrik. Au moins, elle avait été sincère avec lui et elle ne s’était pas contentée de le réconforter bêtement en faisant abstraction du problème. Non, elle lui avait expliqué pourquoi le monde ne tournait pas rond et ce qu’il devait attendre des autres et de leur esprits fermés et trop étroits pour comprendre quoi que ce soit. Elle n’avait pas subitement changé de sujet pour ne pas attirer les regards réprobateurs des clientes ou de la vendeuse qui avait très certainement entendu Emrik se lancer dans un laïus interminable. Au contraire, elle les avait pointé du doigt, presque interpellé, comme si c’était elles qui avaient un problème et non pas le garçon qui se tenait juste là et qui en avait assez de se battre pour qu’on retienne enfin qu’il n’était pas tout à fait comparable aux autres ados de son âge, mais que sa différence n’avait rien de particulièrement gênant ou honteux. Irmeli avait écouté, entendu, et elle avait pris le temps d’expliquer et c’était tout ce dont Emrik avait besoin. Il n’y avait pas à dire, il n’y avait que la pâtissière pour le rassurer de cette façon et lui rappeler qu’il n’avait pas de problème et que c’était sans doute le reste de la population qui avait du mal à accepter ce genre de personnalité. Tant pis. Le gamin haussa les épaules, songeant qu’il lui restait tout de même Irmeli et Noah au milieu de toute cette foule d’hypocrites, et c’était largement suffisant.

S’empressant de tendre à Irmeli les autres paires de chaussures qu’il avait choisi en plus de ses talons, elle régla la facture tandis qu’Emrik se contentait d’arborer un sourire affreusement forcé face à la gérante du magasin, conscient qu’elle le dévisageait encore pour les mêmes raisons. Une fois les paquets récupérés, la mère adoptive et le fils quittèrent la boutique de chaussures pour se diriger vers celle consacrée aux décorations où Emrik mettait très rarement les pieds ; pour ne pas dire qu’il ne s'y était jamais rendu. À quoi bon faire du lèche vitrine pour finir par passer la nuit sur un banc ou dormir au beau milieu de la nature ? Le collégien n’avait pas pris la peine de s’arrêter ici par le passé, simplement parce qu’il n’en n’avait pas les moyens et parce qu’il s’était toujours dit que ce genre de confort et de luxe ne serait jamais à sa portée. Il s’était interdit de rêver depuis le fameux cauchemar qui lui avait révélé la façon dont il allait quitter cette maudite planète, et pourtant, la vie avait repris le dessus et lui avait prouvé que les miracles existaient bel et bien. Tout compte fait, il avait rarement été aussi heureux, et debout devant les posters qu’il faisait défiler machinalement devant ses yeux sans vraiment les regarder, il en avait soudainement pris conscience. Il avait donc répondu à Irmeli le plus distraitement du monde, la gratifiant d’un simple « Ton chien geins tout le temps de toute manière. » avant de se retourner vers la jeune femme, l’observant tandis qu’elle contemplait quelques articles disposés sur une étagère.

Il resta silencieux l’espace d’une seconde ou deux, fait plutôt étrange pour Emrik qui avait l’habitude d’être un moulin à paroles ; il l’avait d’ailleurs prouvé une fois de plus en se donnant en spectacle au cours de leur petite séance shopping. Il regardait Irmeli en songeant qu’il n’avait même pas eu la décence de la remercier pour tout ce qu’elle avait pu dire ou faire pour l’aider depuis leur première rencontre. À l’époque, sa présence avait été d’autant plus nécessaire, la compagnie de Tristan le rassurant rarement alors qu’il était censé être celui qui protégeait Emrik... Cela appartenait au passé. Est-ce que les enfants prenaient vraiment la peine de dire merci quand cela était nécessaire ? Non, ils se nourrissaient de l’amour qu’on leur offrait et ils finissaient par le rendre parfois, peut-être un peu maladroitement, au moment où on s’y attendait le moins. Emrik avait ceci d’enfantin. Se détournant finalement des affiches et autre bibelots en tout genre, il préféra retourner auprès d’Irmeli pour se blottir tout contre elle, prenant une grande inspiration, se réjouissant de cet espace qui lui appartenait entre les bras de la jeune femme. Et comme si rien ne s’était produit, il s’était détaché d’elle dans un soupir quelques instants plus tard. « Je vais prendre un joli cadre pour mettre des photos même si j’ai rien à mettre dedans pour l’instant. Et puis de toute façon, ils ont pas les posters que je veux… » Il avançât un peu pour découvrir le reste du magasin avant de faire volte-face une nouvelle fois. « Dis, tu crois qu’on peut trouver quelque chose pour Noah aussi ? Il a que des vieux bibelots chez lui, alors un peu de couleur pour égayer, ça ferait pas de mal... »

Ce magasin n'avait guère plus de choix que celui de chaussures, en un sens. Il était plus grand, avait des articles variés, mais l'utilitaire dominait. En un sens, c'était logique; ça collait certainement à l'atmosphère de Dödskalle en tout cas. Triste, presque vaincue, peu colorée. Les splashs de couleur qui existaient en étaient d'autant plus visibles, d'autant plus dignes d'être protégés. La devanture d'une boutique (et elle ne pensait pas qu'à sa devanture indigo), les rideaux à l'intérieur d'une fenêtre, une voiture rouge ou jaune incongrue au milieu des véhicules gris ou noirs. Emrik aussi était un splash de couleur, un élément qui attirait le regard, et elle entendait bien le protéger autant que possible. Si elle y arrivait et qu'elle parvenait en même temps à le laisser assez indépendant pour faire ses propres choix, elle aurait réussi son job de mère, adoptive ou non, officielle ou non. Son regard dériva sur des bibelots classiques, des figurines de plâtre blanche, et l'envie qui la prit, celle de les tremper dans un bac de peinture colorée et de les placer sur le bord de sa fenêtre, comme un pied de nez aux habitants et à la Mort qui hantait les rues, la fit sourire.

_ Mon chien geint parce qu'il veut rentrer ou parce que tu es là et qu'il veut des caresses. Le reste du temps, il se contente de réclamer une promenade ou de faire des trous dans son jardin.

Songeuse, elle se déplaça un peu, renonçant aux figurines de plâtre. Trop fragiles, elles prendraient l'humidité si elles étaient sur le rebord de la fenêtre. Les panières étaient jolies par contre, plus jolies que celles qu'elle avait actuellement dans sa salle de bain. Mais ces dernières n'étaient pas encore abîmées, inutile d'en racheter de suite du coup. Il y en aurait de sympa sur Internet aussi.
La présence d'Emrik à ses côtés lui fit baisser la tête vers le sommet de celle de son fils tandis que ses bras se plaçaient tout naturellement autour des épaules encore étroites, les pressant doucement avant de les relâcher et de laisser le gamin libre de mettre fin à l'étreinte quand il le voudrait. C'était son droit en tant qu'enfant, le droit de reconnaître l'existence et l'affection d'un parent pour l'ignorer de nouveau l'instant suivant.

Le retour à la normale se fit rapidement, comme prévu, Irmeli souriant pour résister à l'envie de passer ses doigts dans les cheveux d'Emrik et lui répondant à la place. Ça lui éviterait de dire une connerie.

_ Pour les photos, tu voudras regarder sur mon ordi ? Je devrais en avoir quelques-unes, même si elles seront pas très récentes. Pour Diesbach, tu veux lui prendre un truc coloré mais utile, ou coloré et ridicule ?

Si il ne voulait pas regarder les photos, elle les regarderait elle-même et négocierait avec Noah pour qu'ils offrent un appareil photo à Emrik pour son anniversaire. Il était temps qu'il puisse avoir ses propres photos au lieu de devoir se reposer sur celles qu'elle avait pu prendre en douce, et plus rarement celles qu'il l'avait laissée prendre, ronchonnant tout du long. Elle les lui imprimerait si certaines lui plaisaient; Irmeli aimait particulièrement celle d'Emrik et elle après qu'elle l'ait obligé à l'aider à la boutique, cheveux enfarinés et bouches cerclées de chocolat.

L'exploration du magasin continue, et un rire échappa à la pâtissière en voyant la chope rouge pétard, Le Père Noël aussi aime la bière inscrit en lettres rouges dessus. Le magasin devait espérer que quelqu'un l'achète pour faire une blague, ou simplement parce qu'ils avaient vraiment besoin d'une choppe. Ce qui sonnait assez étrange en soi, mais bon... la logique du coin pouvait l'être.

_ Tu crois que Noah ferait quelle tête en voyant ça ?

En fonction, elle risquait de se laisser tenter et de l'acheter juste pour avoir l'occasion de voir le facteur changer de couleur...

Emrik commençât par hocher la tête distraitement, encore un peu perdu dans ses pensées, songeant aux photos qu’Irmeli pouvait bien avoir sur son ordinateur. En vérité, il se demandait si la jeune femme ne possédait pas la totalité des clichés les plus embarrassants qui soit le concernant, et il n’était pas certain de vouloir assister à un tel spectacle. Certes, il avait envie de voir Noah, Irmeli et quelques rares autres personnes trôner fièrement des un cadre sur son bureau ou sur sa table de chevet, mais il était hors de question qu’il ait à faire à l’une de ses grimaces dans le même temps, si toutefois était présent sur lesdites photos. Non vraiment, il se trouvait toujours trop maigre, mal habillé, mal coiffé, pas très bien maquillé et franchement loin d’être à son avantage, et cela l’empêchait de se concentrer sur d’autres détails plus importants. Il ne tombait pas non plus dans les stéréotypes narcissiques, mais comme tout gamin de quinze ans qui se respecte, il était naturellement préoccupé par son apparence et craignait de n’être au goût de personne. En soi, ce ne serait sans doute pas plus mal. Ainsi, s’il n'avait pas l’occasion de trouver chaussure à son pied avant son vingt-deuxième anniversaire, peut-être parviendrait-il à survivre et à échapper au destin qu’un certain rêve lui avait réservé…

Enfin, pour l’heure, ce n’était pas le propos ni le centre des préoccupations d’Emrik. Observant les objets qui défilaient sous ses yeux, il s’était donc contenté de répondre à Irmeli en haussant les épaules avant d’hocher la tête, réalisant qu’il pouvait tout aussi bien se passer de ce genre de cadre et se mettre à imprimer toutes les photos qu’il trouverait pour les coller directement sur les murs de sa chambre. Tout un pan de la pièce serait ainsi recouvert des visages qui le rassuraient, et il savait d’avance qu’il passerait de nombreuses heures à ne rien faire d’autre que d’observer les traits de tous ces gens, un sourire fermement accroché à ses lèvres et les yeux humides. Un pot de nutella ferait aussi parfaitement l’affaire dans ces moments-là… Le collégien s’apprêtait justement à faire part de son idée à Irmeli lorsqu’elle l’interpella à nouveau, Emrik se tournant vers elle pour découvrir ce qu’elle avait dégotté pour Noah, un rire échappant au plus jeune qui voyait déjà la tronche de l’allemand d’ici. « Mon dieu oui, prends lui ça ! Le pire c’est que je suis certain qu’il va l’utiliser. Il aura l’air fin avec ça ! » Ricanant de plus belle, il imaginait déjà Noah aux prochaines fêtes de fin d’année. « Tu sais quoi ? Il faudra lui trouver une barbe et un bonnet un de ces jours. Non mais imagine… » Dans l’excitation, Emrik se sentait obligé de donner des coups de coude à Irmeli comme pour la prévenir qu’il était sur le point de faire l’annonce de l’année, et qu’il aurait souhaité être capable de l’énoncer aussi rapidement qu’il parvenait à réfléchir. « La barbe, le bonnet, la hotte et le costume… Si il distribue le courrier comme ça le jour de Noël, je suis prêt à parier que tous les gamins de Dödskalle ne s’en remettront jamais. » Hochant vigoureusement la tête, Emrik s’arma lui-même de la chope afin de s’assurer au passage qu’Irmeli ne la reposerait surtout pas. « Si si, il faut faire ça. Il faut vraiment faire ça ! Oh, et il pourrait même livrer du Nutella ! Mais si ! Mais quelle idée grandiose ! »

Se rapprochant de la caisse et tirant Irmeli par la main, Emrik posa le récipient sous le nez du vendeur pour que la pâtissière de la ville puisse payer cet achat rapidement. Mine de rien, ils avaient du pain sur la planche, pas vrai ? « Il faut qu’on aille chercher tout ça. Ou si on ne trouve pas, on peut acheter du tissu ? Bon, il en faudra beaucoup parce que, vu la taille qu’il fait… Un arbre je te dis, il fait la taille d’un arbre. » Sans prêter attention au regard surpris et quelque peu amusé du propriétaire de la boutique, Emrik continuait de gesticuler dans tous les sens, persuadé d’avoir eu une véritable révélation. « Bon, je sais, Noël c’est dans mille ans. Mais franchement, si je commence à lui coudre un costume dès maintenant… Ouais, il faudrait que j’apprenne à coudre aussi. Tu sais coudre toi, dis ? Tu m’apprendrais ? » Emrik fronçât aussitôt les sourcils, réalisant peut-être enfin qu’il s’emballait et parlait bien trop vite ? Pas le moins du monde… « Enfin on fera tout ça après manger. Non parce que j’ai faim maintenant moi avec toutes ces histoires de Nutella. » Le gamin ne perdait certainement pas le Nord et peut-être que cette histoire de déguisement n’avait été qu’un simple prétexte pour ramener sa pâte à tartiner préférée sur le tapis… « Tu avais dit qu’on irait en acheter après. » Emrik hocha la tête une nouvelle fois, prouvant ainsi qu'il assumait pleinement ce mensonge et qu’il était prêt à insister encore davantage pour obtenir son précieux sésame.

Une simple chope, et le gamin se transformait en fusée. Irmeli ne s'en remettait pas, observant son gosse s'exciter au beau milieu du magasin, parlant à toute vitesse, bras qui gigotaient en tout sens et coudes pointus qui s'enfonçaient dans les côtes de la pâtissière comme pour ponctuer le long discours enthousiaste qui échappait à l'adolescent. Une expression attendrie sur le visage, elle attendait qu'il se calme un brin pour lui répondre. Il faudrait bien qu'il respire à un moment ou à un autre. Ou qu'il avale sa salive.

Apparemment, ça n'allait pas se produire de sitôt, si la chope qu'il lui avait ôté des mains sans sommation et la façon dont il continuait à babiller tout en la traînant (ou, plus précisément, en croyant la tirer; si Irmeli avait voulu rester sur place, Emrik n'aurait rien pu y faire) vers la caisse était une quelconque indication. Est-ce que le gosse se rendait seulement compte d'à quel point il était mignon, survolté comme il l'était ? Probablement pas; il bouderait s'il le savait. Par-dessus sa tête, la pâtissière adressa un sourire amusée au propriétaire qui répondit de même. Rien de mieux qu'un ado en train de planifier une mauvaise blague pour rapprocher les gens... ça, ou un ado en train de réclamer à manger. Universel, mais efficace. Faudrait qu'elle teste sur Tino; son frère était garanti de faire une tête hilarante le jour où elle lui présenterait son fils. Le connaissant, il s'étoufferait avant de virer au vert à l'idée qu'elle ait pu élever quelqu'un et lui transmettre ce qu'il appelait son "syndrome de j'ai pas de tact".

_ Tu veux dire que j'ai le droit d'en placer une ?! J'avais comme un doute, à t'entendre parler comme ça, tu semblais déterminer à battre un record.

Par quoi elle entendait le record du plus grand nombre de mots déblatéré à la minute.

_ Je veux bien t'acheter du Nutella, ne serait-ce que parce que Diesbach et son obsession de la nourriture équilibrée détestent ça, mais je refuse de te laisser t'avaler un pot de Nutella en guise de quatre-heures. Si tu as faim, on se pose quelque part pour manger avant d'aller voir pour te trouver des vêtements, et je t'achèterai ton Nutella à la fin de la journée.

C'était de la survie de base. Si elle lui achetait maintenant, Emrik ne pourrait pas résister à l'envie d'en manger et  il faudrait qu'elle se traîne un gamin surexcité à la base qui aurait en plus abusé du sucre. Si elle attendait la fin de la journée, Diesbach aurait à se gérer le gosse. Franchement, le choix était facile à faire. Toute occasion de faire s'arracher des cheveux au géant blond était bonne à prendre.

Tendant la poche contenant la chope à l'adolescent, Irmeli laissa traîner ses yeux sur les différentes boutiques alentours avant de repérer le café qu'elle cherchait. Pour s'y être arrêtée deux-trois fois, elle savait qu'ils avaient quelques trucs à manger, même si c'était loin de valoir ses produits. C'était juste un fait; la différence entre l'artisanale et l'industriel serait toujours en faveur du premier, dans son opinion. C'était probablement la différence entre le temps et l'effort fourni par un humain pour sortir quelque chose de réussi et les gestes préprogrammés d'un robot qui sort quelque chose de décent à chaque fois mais ne peut simplement pas mettre ses tripes dans ses réalisations. Une main se leva, doigt pointé vers les tables et chaises qui n'attendaient qu'eux.

_ Puisque tu as faim, est-ce que tu veux te poser là pour un chocolat et une gaufre ? Avant que tu demandes, oui ils ont des gaufres au Nutella et oui je veux bien t'en payer une.

Ce qui en soit garantissait l'accord d'Emrik pour aller là en particulier. Si il y avait une gaufre au Nutella dans le deal, il vendrait probablement son âme au diable. Quoique... une gaufre, ce serait quand même juste. Un pot sans fin de la fameuse pâte serait probablement un meilleur choix.

« Une gaufre ?! Une seule ?! » L’adolescent n’en revenait pas. Non vraiment, déjà il avait fait l’effort de trainer sa carcasse maigre jusqu’ici, et on ne lui promettait qu’une simple gaufre en retour. Les bras croisés sur sa poitrine malgré le sac qu’Irmeli lui avait confié, il fronçait les sourcils, sûrement pour se donner un air énervé plutôt que par pure conviction. À moins qu’Emrik soit véritablement en train de se rebeller ? La vraie question était de savoir exactement lorsqu’il n’était justement pas en train de le faire et s’il lui arrivait encore de ne pas taper du pied par terre ou du poing sur la table pour tenter de faire peur à ses parents adoptifs qui ne semblaient pas réagir pour autant. En tout cas pas pour aller dans le sens de ses caprices. « Non, je ne veux pas d’une gaufre, je veux du Nutella. » Il avait beau se rapprocher de son quinzième anniversaire à grand pas, sa rencontre avec Irmeli et son emménagement récent dans la demeure du Diesbach l’avait indéniablement ramené plusieurs années en arrière ; c’était certainement l’amour et l’intérêt qu’on lui portait soudainement qui le poussait à rattraper le temps qu’il avait perdu à mendier dans les rues de la ville. Ou son instinct de survie qui tentait peut-être de le convaincre qu’il n’était pas en train de vieillir et qu’il ne se rapprochait pas lentement de la fin qui lui était destinée. Dans tous les cas, il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre les principes de la vie de famille et ainsi agir de la même façon que les autres gamins de son âge.

Le garçon finit par s’asseoir quand même à la table qu’Irmeli lui avait désigné, faisant de son mieux pour ne pas croiser son regard au passage, se donnant de grands airs sans même prendre la peine de poser les sacs dont il était chargé. La priorité était à ses enfantillages, et non son propre confort. « Tu peux garder ton chocolat chaud, je veux dire, honnêtement, c’est pas non plus ma boisson préférée, et je sais pas si tu es au courant mais je vais avoir quinze ans, et je suis plus du genre à boire ce genre de choses. » Croisant les jambes pour faire comprendre qu’il était tout de même parti pour rester un sacré moment attablé ici avant d’obtenir ce qu’il convoitait tant, il leva les yeux au ciel, s’autorisant un instant à se demander ce qu’il avait bien pu faire au bon dieu pour avoir des parents pareils. « Je te signale, par ailleurs, que j’ai perdu deux kilos depuis que je vis avec Noah vu ce qu’il me refile, et si vous voulez pas que les services sociaux débarquent parce que je leur ai dit que j’étais mal nourri, vous feriez peut-être mieux d’essayer de me nourrir convenablement. » Un beau tissu de mensonge qu’il venait de coudre à une vitesse impressionnante ; à croire qu’il était particulièrement doué pour inventer des histoires sans queue ni tête dans le seul but de se faire remarquer et d’être choyé de plus belle.


Quand on s’approcha finalement d’eux pour prendre leur commande, Emrik s’empressa d’ouvrir la bouche le premier pour être certain de ne pas se retrouver avec un encas qui ne réussirait jamais à le caler et qui ne lui ferait certainement pas envie. « Il me faut une bonne dose de Nutella. Peut-être même deux. Oui, voilà, deux doses de Nutella avec un peu de gaufre dessus, mais vraiment pas beaucoup. » Il réfléchit l’espace d’un instant avant de trouver le breuvage idéal qui pourrait accompagner ce festin. « Et un diabolo fraise. Avec beaucoup de sirop parce que je déteste quand c’est fade, merci. » Un sourire rayonnant sur les lèvres, Emrik n’avait pas perdu ses bonnes vieilles habitudes et exigeait toujours en y mettant les formes. Quant à Irmeli, il n’avait strictement aucune idée de ce qu’elle voulait consommer en ce qui la concernait, et il n’était pas certain de vouloir le savoir depuis qu’elle avait clairement énoncé son refus de lui acheter un pot de sa pâte à tartiner favorite au moment où il l’avait demandé. Quelle intérêt d’attendre plusieurs heures, vraiment ? Le garçon se remit donc à bouder de plus belle, ignorant complètement sa mère et se jurant dès à présent qu’il ne prononcerait plus le moindre mot jusqu’à ce qu’il obtienne gain de cause. Point barre.

Quand est-ce qu'Emrik allait enfin comprendre que la grande majorité e ses caprices ne faisaient qu'amuser sa mère adoptive ? Probablement pas de suite, si la manière dont il râlait à l'idée de n'avoir qu'une gaufre sans prêter la moindre attention à l'hilarité grandissante d'Irmeli était un quelconque exemple. Elle savait pertinemment que son gosse pouvait être poli quand il le voulait, et si le voir se donner en spectacle comme ça la rassurait un peu au passage, en confirmant qu'il se sentait assez rassuré avec Diesbach et elle pour se comporter en adolescent, bien... ça ne concernait qu'elle.

La pâtissière s'assit posément à une table, laissant son fils se placer en face d'elle et continuer son spectacle, qui devenait de plus en plus drôle. Vraiment ? Il avait perdu deux kilos depuis qu'il vivait chez Diesbach ? Etrange, vu la façon dont son tee-shirt ne semblait pas habiller une carcasse d'épouvantail pour une fois. Sans compter le fait que son jean flottait un peu moins autour de ses jambes. Elle parierait plutôt qu'il avait pris deux kilos, à force de manger des légumes, du poisson, et autres petits plats équilibrés préparés avec amour par le facteur. et non, l'image mentale ne la faisait pas du tout rire. Même si elle y avait affublé le géant suisse d'un adorable petit tablier rose brodé de pianos.

_ Ma foi, si tu veux appeler les services sociaux, vas-y. Penses juste à leur demander de ramener la paperasse pour qu'on puisse rendre ton adoption officielle.

L'approche du serveur eut l'avantage de se faire avant qu'Emrik puisse répondre, permettant à Irmeli d'anticiper sa tête lorsqu'il aurait saisi exactement ce qu'elle venait de dire et le discours qui suivrait tandis qu'elle écoutait la commande de son fils avant de passer la sienne, reformulant celle du gamin au passage histoire de lisser les plumes ébouriffées du garçon. Si il se troublait pour si peu, il ferait pas long feu en tant que serveur...

_ Donc, il y aura une gaufre au Nutella avec double-supplément Nutella, un diabolo-fraise avec supplément sirop, un long café noir, et une gaufre en sucre. Merci.

Le tout avec un léger sourire, histoire de paraître à la fois polie et un brin gênée et d'encourager le serveur à leur ramener leur commande d'autant plus vite. Avec tous les suppléments qu'elle avait précisé, de toute façon, ils devraient être bientôt servis, ne serait-ce que dans l'espoir que le pourboire se révèle aussi intéressant que la commande.

De son côté, Emrik semblait recommencer à bouder, et Irmeli soupesa un instant le pour et le contre de le laisser silencieux dans son coin avant de tranquillement reprendre le fil de ses pensées précédentes.

_ Donc, les services sociaux... Tu veux les appeler quand ? Qu'on ait le temps de préparer notre demande d'adoption, quand même. Oh, au fait, est-ce que je dois m'attendre à une convocation prochaine chez le directeur ou un de tes profs ?

Oui, ça n'avait rien à voir. Oui, elle s'en fichait. Le but, c'était de relancer le gamin dans une diatribe, et de lui assurer une bonne fois pour toutes qu'ils voulaient de lui, pas de faire sens. De toute façon, l'adolescent devait être habitué à la manière dont ses réflexions étaient souvent un peu emmêlées, à force. Machinalement, elle étira son cou histoire de soulager un peu ses cervicales avant de s'appuyer le visage au creux de la main et de contempler la salle.

Ah, le serveur revenait avec leur commande. Parfait.