HISTOIRE


La vie est éphémère. Dure. Polit par l'enfer et la mort. Tu le sais, tu es l'enfant de la faucheuse. Tu t'en es persuadée, et à cette pensée, ton visage se fend d'un sourire terrible et troublant. Tu es l'angoisse, la peur et l'illusion. Tu manipules, et tu aimes ça. Car tu te venges, de celui qui dès ton plus jeune âge, t'as rabrouée. La boite de bois s'enfonce dans le néant, six pieds sous terre. Tu adores cette vision, tu la trouves magnifique.  Toi, Selma, tu es l'entre-deux des deux mondes. La mort est magnificence, la vie n'est que dérisoire. Tu connais ta mort. Tu l'attends, la faucheuse. Ton corps tombera dans ses bras, et tu t'en délecteras.

Tu as 17 ans. La première pierre est levée.
Tu as 20 ans. Tu as 25 ans, tu as 30 ans. Tous, ils tombent tous. Des tes mains, ils périssent. Et personne ne devinera. Jamais.

Ce n'est pas toi, c'est elle. Elle les désigne pour toi ! Ô destin tragique pour ces pauvres diables … Ton cœur se gonfle, tu es fière. Lorsque tu avises ces pierres lisses et parfaites. C'est ton destin, tu sais à quoi t'attendre. Ici est le commencement, ici sera la fin.

Alors tu vis.

Plus que jamais, tu arraches les existences, manipule et t'exalte. Entre tes tombes tu frétilles, tu remues ta longues carcasse fine. Plaisir, joie, sérénité.
Tu connais ta fin. Tu n'as pas à t'en faire, car tout sera comme tu l'entends. Tu couvres ton sanctuaire de fleurs mortuaires. Ce péché t'exalte. Il n'y a pas de dieu, il n'y a pas de diable. Il n'y a qu'elle, sa longue cape et sa fauche. Un jour, tu la rejoindras, en attendant, tu dois œuvrer pour elle, la rendre fière de toi ! Tous pantins. Toi, Selma, tu es la marionnettiste, la chimère, ce nuage qu'ils ne peuvent qu'effleurer.

Tu es sublime, dans ta combinaison diaphane.
Ô, Selma, combien de temps cela durera ?
Combien d'âme devras-tu torturer, avant d'être repue ?
Combien de corps devras-tu souiller, afin de te sentir plus pure que jamais ?

Combien de vie, devras-tu arracher ?

Tu t'appelles Selma, et tu es l'enfant de la mort.


C'est une journée paisible. Tu t'agenouilles sur un parterre de fleurs, admire chaque pétale. Ton sourire ne quitte toujours pas ton faciès pâle. Ton corps est drapé d'une belle tunique diaphane, sertie de fleurs d'ors. Ta longue silhouette se recroqueville sur l'herbe, et tu humes l'odeur des boutons. Une sérénité impartiale ne te quitte toujours pas. Quelques passants traversent la grande cour, que tu viens tout juste de laver. Ils te regardent en souriant, te saluent. Sourires que tu retournes poliment. Hypocrisie habituelle. Réflexe coutumier. Tes doigts parcourent les pages de ton recueil de Poe, un auteur que tu admires tout particulièrement. Le chat noir. Tu connais ce récit sur le bout des doigts, mais ne t'en lasse pas. Cela n'étonne plus personne, ils savent que tu es la gardienne du lieu le plus sordide de Dödskalle. Beaucoup s'habituent au contraste foudroyant, entre tes passions et ton caractère. Du moins, c'est ce qu'ils croient. La pauvre malheureuse, voyant dépérir ses aimés. Un énième sourire étire tes fines babines. Abrutis de villageois. Ils ignorent la brutalité de tes songes, ils ne se doutent pas que dans ta caboche, une myriade d'insultes dégoûtantes fleurissent. Un sac à merde par-ci, une putain par-là. Tous se fourvoient en admirant ta bouille tranquille, sereine et souriante. Tu les détestes ! Si seulement tu pouvais les tuer, tous, un par un ! Les faire souffrir, meurtrir leurs chairs … Mais tu te dois d'être discrète, de couvrir tes méfaits. Pour le bien de la faucheuse elle-même, finir en cage n'est pas le destin que tu te dessines. Se dessiner un destin … Quelle magnifique lexie. Tu songes à noter ça quelque part.

« - Bonjour Selma, vous tenez encore debout ?

Tes azures glaciales se détachent à regret des lignes de ton livre, tandis que tu affiches un immense sourire pour l'importun qui te dérange. Brën. Un vieux villageois de dix ans ton aîné. Toi qui semble n'en avoir qu'une trentaine, fleur si fraîche. VA POURIR. ORDURE.

- Oh, Brën ! Tu t'exclames d'un ton faussement enjoué. Faisant claquer sèchement ton livre. Contraste troublant, seule marque de ton agacement. Cet idiot au QI de poule ne le remarque même pas. Bien-sûr que oui, voyons. Je n'ai fait que balayer les pavés, les fleurs attendrons demain. La météo de cette nuit s'annonce d'un désastre … Ton ton pompeux résonne à tes oreilles comme une douce mélodie. Tu as le port fier, et la prestance d'une dame. Ta main se lève lestement en l'air, tandis que tu plisses le dos pour te relever. Tu es si grande, que tu dépasses cette vermine d'une bonne tête. Pathétique bestiole nauséabonde. Ses vieilles rides te donnent la gerbe. Toi, tu mourras encore belle. Et cette certitude te fait encore sourire, un sourire que l'autre imbécile prend pour agent comptant, il se méprend totalement. Parfait.

- Vous avez bien du courage, Selma …J'ai l'impression d'être déjà foutu ! Bon … Bonne journée ma grande, ma femme risque de me faire un esclandre si je ne rentre pas pour le déjeuner.

Un rire cristallin t’échappe. Tu le vois bien la tête plantée au bout d'une pique.

- Bonne journée à vous, Brën. Et surtout, attention à votre cholestérol ! 

Ou peut-être étouffé par un poison … C'est fou, ce qu'on peut faire avec cette petite merveille. Une goûte, et le tour est joué. Le vieillard sourit à son tour, pivote sur ses talons et regagne sa route, croyant avoir partagé un moment convivial avec la gardienne que tu es.

Comme tout le monde.

Tes prunelles percent la nuque du vieillard, ton sourire disparaît. Et, dans un murmure, ta voix dure gronde :

- J'aimerai me charger de toi moi-même. »

Voilà ce que tu es Selma.
Un monstre incapable d'amour.
Qui croit gouverner sur Dödskalle.