Drive my heart into the night
Cause I don't want to leave home, without your love. ❞
« Fritz… Fritz je t’en prie, reviens… Fritz… » Les supplications de Johanna déchirèrent la nuit. La porte d'entrée était restée grande ouverte et la jeune femme était simplement vêtue, ses vieilles pantoufles mauves ne lui permettant pas de rattraper son mari, la faisant glisser sur le perron recouvert d’une épaisse couche de neige. La douloureuse chute lui arracha un autre cri, un sanglot de plus, le froid de la poudreuse anesthésiant presque aussitôt sa chair à moitié nue. Mais la brûlure insupportable qui lui transperçait les entrailles ne venait pas de cette plaie. Non, c’était Fritz. Fritz qui partait après avoir négligemment posé son alliance sur la table de la cuisine pendant qu’il pensait que tout le monde dormait encore chez les Åberg. Fritz qui abandonnait lâchement sa femme après avoir passé plus d’une décennie à ses côtés. Fritz encore qui avait eu l’idée de venir s’installer à Dödskalle pour reprendre la direction de l’orphelinat et ainsi assurer des jours heureux à sa femme. Fritz toujours qui était le père de la petite Eija, née ici, dans cette maudite ville. Fritz qui s’était réveillé en sursaut au milieu de la nuit après sept années, refusant que les bras de Johanna viennent le réconforter. Fritz qui claquait maintenant le coffre de sa voiture avant d’aller s’installer au volant, sans un regard en arrière, sans un seul regret, la mâchoire serrée et le visage fermé. Fritz dont le simple prénom se changeait cette nuit-là en une véritable malédiction, un sombre écho que l’obscurité allait bientôt happer. Fritz. Fritz, reviens…
La petite Eija se tenait dans l’encadrement de la porte, sa main d’enfant accrochée à la poignée comme s’il s’agissait là de son propre coeur auquel elle s’agrippait désespérément, refusant qu’on lui arrache impunément l’organe dans l’air glacé de sa nuit d’anniversaire. Ses phalanges étaient blanches, et à force de serrer l’objet dans sa paume fragile, elle pouvait sentir les pulsations de ce qui raisonnait ailleurs dans sa poitrine, preuve qu’elle était encore vivante. Elle aurait voulu courir après les phares qui disparaissaient dans la pénombre et le brouillard, mais quelque chose la retenait ici. Elle ne savait pas quoi encore. Peut-être était-ce la tristesse qui la clouait déjà sur place ? L’enfant avait envie de savoir, elle voulait s’assurer que ce n’était pas ça, le cadeau que son père avait promis de lui faire quand elle aurait enfin l’occasion de souffler une cinquième bougie sur son gâteau. Elle voulait le rattraper simplement pour comprendre, pour se dire qu’il avait une bonne raison d’abandonner sa mère dans la neige de Décembre. La petite finit par faire un pas, son pied nu ne prêtant pas attention au froid qui semblait vouloir déchirer sa chair. Le vent sifflait dans ses beaux cheveux blonds par bourrasques, s’amusant avec ses mèches, s’engouffrant dans les manches de son pyjama trop large pour venir engourdir son corps maigre.
« Mamma… » Eija tenta vainement de soulever sa mère, essayant d’oublier que chacun de ses membres s’embrasait au contact glacial de l’hiver suédois. « Mamma il faut rentrer maintenant. » Mais Johanna ne bougeait plus, à part pour les tremblements dont elle était agitée et les quelques frissons qui la remuait parfois. « Il est parti », murmurait-elle en boucle comme pour répondre à la brise qui continuait de la poignarder de toute parte. « Il est parti. » Le pourpre se mêlait doucement au blanc tandis qu’Eija récupérait les mains de sa mère pour les mettre dans les siennes et ainsi constater le crime qui avait été commis. Les paumes sanglantes de Johanna étaient vides, béantes, seules preuves encore tièdes et fumantes qu’on lui avait sauvagement arraché son coeur. Sans un regard. Sans un seul regret.
Should we even try to fight it ?
Eija avait ouvert les yeux, une main moite et tremblante posée sur le bas de son ventre, là où elle avait pu sentir la vie grouiller quand ses paupières s'étaient fermées la nuit de son septième anniversaire. L'enfant avait l'habitude de se rassurer seule lorsque la lune décidait de disparaitre derrière les nuages et que toute l'obscurité du monde se ressentait jusque dans ses songes, mais ce cauchemar avait été bien trop réel pour qu'il ne revienne pas la hanter dès le réveil. Elle était certaine d'avoir senti la douleur lui couper les jambes et lui tirailler les entrailles, les cris de sa progéniture retentissant au loin, quelque part auprès d'elle, sa vision devenant subitement trop floue pour qu'elle puisse voir quoi que ce soit. Elle s'était simplement dit que le bébé qu'elle avait mis au monde était en sécurité et qu'elle pouvait à présent se rendormir.
La blondinette avait fixé le plafond durant de longues minutes pour tenter de comprendre ce que tout ceci impliquait, un peu perdue et désorientée, serrant sa peluche fétiche contre son petit corps d'enfant avant de se décider à quitter ses draps pour rejoindre sa mère. Johanna dormait encore, affalée sur la table de la cuisine, une bouteille de vodka dans la main, le visage dissimulé par son bras. Eija lui avait laissé une part du gâteau d’anniversaire que le voisin, Keir Diesbach, lui avait généreusement offert pour qu’elle puisse souffler dignement ses sept bougies, mais Johanna n’y avait même pas touché. La petite secoua l’ivrogne, la séparant de sa bouteille et débarrassant tout ce qui trainait sur la table. La mère grommela un instant avec d’émerger, la bouche pâteuse, remarquant enfin la présence de sa fille. « Tu es jolie tu sais. Tu ressembles à ton père, tu as les mêmes yeux bruns. » Eija avait fait mine de ne pas entendre, préférant changer de sujet pour évoquer le rêve qui lui trottait encore dans la tête, ne se doutant pas un seul instant que Johanna allait se lever d’un bon pour venir lui agripper les épaules et la secouer dans tous les sens. « Quel rêve, hein ? Quel rêve ?! Il était dans ton rêve ? Eija réponds-moi, est-ce que ton père était dans ton rêve ? Dis-moi qu’il était revenu, qu’il sera là quand tu vas mourir ? Eija est-ce qu’il était là ?? Réponds-moi Eija, réponds !! » Elle avait beau hurler, elle avait beau faire non de la tête, elle avait beau tenter de s’échapper, Johanna n’en démordait pas.
Et c’est ainsi qu’Eija comprit pourquoi Fritz était parti, pour quelle raison sa mère était coincée ici, et ce qui l’attendait le jour où elle transmettrait la vie à son tour.
I just started living
Il était beau. Peut-être même trop pour être vrai, et chacun des mouvements qu’il faisait semblait tout aussi séduisant dans le regard d’Eija qui n’avait d’yeux que pour lui. Elle l’avait rencontré quelques mois auparavant, après avoir posté une annonce sur internet où elle expliquait clairement qu’elle voulait mettre son corps à prix, jurant que personne n’y avait jamais touché par le passé. Lors de leur premier rendez-vous, Micael avait souhaité s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un vulgaire canular et Eija avait rougit avant d’évoquer les quelques services qu’elle avait déjà rendu aux garçons du lycée. Elle s’était contenté de cela, lui épargnant le couplet sur sa mère incapable de garder le moindre boulot plus de quelques jours et dont les économies commençaient à fondre comme neige au soleil, obligeant l’adolescente à trouver une solution. Mais face à Micael, tout contrat paraissait bien peu contraignant.
Il était plus âgé qu’elle et suffisamment riche pour l’inviter à dîner au deuxième étage de la Tour Eiffel pour ses quinze ans, elle qui ne parlait pas un mot de français et qui n’avait même pas été capable de déchiffrer le menu qu’on lui avait confié. Dans la même soirée, l’homme lui avait offert un magnifique collier qu’elle s’était empressée de mettre autour de son cou. Les bulles de sa coupe de champagne avaient sûrement teinté ses joues tandis que son rire avait fait scintillé ses yeux bruns qu’elle détestait tant d’ordinaire. Eija n'avait jamais rit de cette façon. Ou peut-être qu'elle avait fait le choix de l'oublier, choisissant de ne plus être heureuse qu'avec lui… On lui avait apporté un magnifique gâteau d’anniversaire quelques instants avant minuit, ravie de faire le décompte jusqu’à la nouvelle année pour la première fois de sa vie. Elle avait assisté aux feux d’artifices avec quelques larmes aux coins des yeux, intimement persuadée qu’elle avait fait le bon choix en restant blottie contre Micael et en gardant sa veste sur ses épaules. Il l'avait embrassé, suffisamment de fois pour que ses lèvres et son corps s'en souviennent. Elle s'était imprégnée de son parfum à corps perdu, sans doute trop pour pouvoir un jour l'oublier.
Dans les jours qui avaient suivi, il avait fait ouvrir un compte en banque au nom d’Eija, lui promettant de lui verser de l’argent à chaque fois qu’ils se verraient. Pour le reste, à savoir ce qu'ils avaient conclu de plus intime, ils attendraient qu’Eija soit prête et en âge de s’offrir sans que l’argent soit sa principale motivation. Mais dans le fond, il était trop tard et la jeune fille espérait alors tout ce que Micael ne pourrait jamais lui offrir, regrettant de ne pas pouvoir sacrifier davantage que tout ce qu'elle prévoyait déjà de lui donner. Tant et si bien que lorsqu’il l’avait déposée sur le pas de sa porte avant de repartir, elle avait observé les phares de sa voiture disparaitre dans la nuit noire, une bourrasque glacée revenant ébouriffer ses beaux cheveux blonds, lui murmurant un souvenir qui lui paraissait étrangement familier. Micael… Micael je t’en prie, reviens… Micael…
Every single night and every single day
So don't you worry 'bout me, Imma be okay. ❞
Elle ne le sentait pas grouiller, comme dans le rêve qu’elle avait fait autrefois. Il était simplement là, au creux de son ventre. Peut-être qu’il aurait aimé avoir la chance de se débattre, de donner des coups de pieds dans tous les sens pour qu’elle puisse admettre qu’il était bien là, ne serait-ce qu’une seule fois. Mais Eija avait trop peur de le voir naître pour s’assoupir aussitôt. Elle n’était pas prête, non, malgré tout elle voulait encore vivre. Debout devant le comptoir de l’établissement de la capitale suédoise dans lequel elle travaillait depuis deux semaines, la jeune femme recomptait ses pourboires. Elle se concentrait sur l’arc-en-ciel que constituait la liasse de billets qu’elle tenait entre ses mains, seul moyen de mettre un peu de soleil dans sa vie, la triant par couleurs, s’arrêtant parfois une seconde pour être sûre de son calcul. La soirée n’avait pas été mauvaise mais Eija avait également eu l'occasion de faire mieux. Tant pis, ce n’était pas si grave. Non vraiment, du moment qu’elle avait encore quelques couronnes à ranger dans son porte-monnaie avant de rentrer chez elle, rien ne pouvait l’atteindre, pas vrai ?
« Tu en fais une tête. Tu es sûre que ça va ? » Une de ses collègues venait de la rejoindre, sa longue chevelure blonde tombant gracieusement sur ses épaules fines. Elle était élégante, malgré la petite tenue qui couvrait moins de la moitié de son corps rachitique, mais après tout, Eija n’était pas plus vêtue qu’elle. « C’est rien. Juste une moins bonne soirée que d’habitude, j’étais ailleurs. » Eija était même trop loin, quelque part auprès de Micael qu’elle imaginait complètement indifférent à son départ précipité. C’était l’enfant qu’elle portait qui lui avait mis la puce à l’oreille et qui lui avait fait comprendre qu’elle ne pouvait plus rester. Elle s’était laissée berner, elle était devenue aveugle à force de trop l’aimer. Elle en avait réussi à oublier qu’il la payait toujours, qu’il n’y avait rien de plus entre eux que des monticules infinies de liasses, et il n’était pas question qu’elle mette leur enfant au monde pour périr dans le même temps juste pour les beaux yeux de monsieur. Et si seulement il avait su, il aurait tôt fait de licencier sa pute pour ne pas se retrouver avec un môme entre les pattes. Alors elle avait coupé les ponts pour atterrir à Stockholm, laissant finalement sa mère se noyer dans sa mélancolie, persuadée qu’une nouvelle vie pouvait l’attendre ici une fois qu’elle serait officiellement débarrassée de ce qui poussait dans son ventre.
« Tu as juste besoin d’un bon remontant, je me trompe ? » Et sans même laisser le temps à Eija de répondre, son ukrainienne de collègue disparut derrière le bar pour se procurer deux shooters et une bonne bouteille, répandant ensuite la poudre qu’elle gardait précieusement dans son soutien-gorge trop petit pour elle sur le comptoir, roulant l’un des billets d’Eija pour aussitôt faire disparaitre l’une des lignes qu’elle venait de tracer. Eija hésita un instant avant de repousser le minuscule récipient en verre d'un revers de main. « Pas soif. » Et simplement pour s’assurer que l’argent n’avait pas d’odeur, elle inspira profondément, une couronne au coin de la narine, s’enivrant de tout ce qu’elle ne possédait pas pour ne plus en laisser aucune trace.
They both walked through that door without me
'Cause I surely can't help you. I'm hurting myself, I've turned into someone else. ❞
Stockholm avait commencé par la détruire pour mieux la reconstruire. Les six dernières années avaient été particulièrement éreintantes et éprouvantes. Eija avait fini par quitter le bar à strip-tease, trouvant enfin suffisamment de courage pour contacter quelques riches hommes d’affaires fortunés afin de proposer ses services d’escort haut de gamme. Elle avait alors eu la chance de dormir dans les draps les plus soyeux, dévalisant les boutiques de luxe comme certains achetaient des croissants tous les matins, prenant soin au passage de reverser une partie de son salaire à sa mère qui pourrissait toujours au fin fond du pays. Johanna n’avait appelé sa fille que quelques rares fois pour les grandes occasions, la conversation tournant généralement au drame quand la pauvre mère de famille se mettait à pleurer en suppliant Eija de retrouver Fritz, son père. Cette dernière soupirait avant de raccrocher et de passer à autre chose, ou plutôt d’un homme à l’autre. Elle se réveillait fréquemment avec une main posée en bas de son ventre, cherchant Micael à ses côtés pour lui dire qu’elle avait cru sentir leur enfant à nouveau. Mais ils avaient tous deux disparus, happés par la nuit à leur tour.
Et puis le lendemain de son vingt-quatrième anniversaire, Johanna avait menacé de mettre fin à ses jours si Eija ne rentrait pas, persuadée que celle-ci avait réussi à retrouver son père et qu’elle préférait maintenant vivre avec lui. N’emportant que le strict minimum avec elle, Eija prit le premier avion et après l’habituel trajet en voiture, elle retrouva sa mère affalée sur la table de la cuisine, une bouteille de vodka à la main. Et sur le pas de la porte, la même brise fraiche la fit frissonner, encore et toujours. Inlassablement. Jusqu'au dernier souffle…
Je t’en prie… Reviens.