Il reposa sa fourchette alors que la patronne du lieu venait de lui remettre de la bière dans son verre. Prenant le temps de la remercier, il ne remarqua pas son regard appuyé tout de suite. Non, ses oreilles traînaient un peu plus loin, dans les conversations des autres clients. « Alors, mon petit, pourquoi tu reviens parmi nous ? Cette ville n’est plus ce qu’elle était tu sais... ». Oh oui, ça il savait. Autant qu’il savait combien la question de cette connaissance remuait de souvenirs en lui. Des souvenirs encore bien trop frais pour être énoncés à haute voix sans craquer. Alors, il plaqua un sourire de façade sur son visage et hocha la tête.  « Je suis revenu parce qu’il n’y a aucun psychologue dans le coin. En tout cas, de bons  psychologues. Je pense que je pourrais aider les habitants de la ville a bercé toute mon enfance, voilà tout. ». Buvant une gorgée de bière, il ne put s’empêcher de penser que toutes ces restrictions sur l’alcool, parfois, c’était vraiment ennuyeux. Il devrait faire un détour par le magasin d’état et se taper une bonne heure de queue pour faire son stock d’alcool fort. Whisky. Oui, déjà ce serait un bon début. Un peu de Vodka peut-être aussi... Tout ce qui l’aiderait à oublier et surtout à l’oublier elle.

Ses parents avaient divorcés et il n’avait dès lors que fait naviguer entre ses deux parents. Deux ans par ci, deux ans par là... Finalement, il s’était installé dans la ville de Dödskalle avec sa mère à l’âge de quatorze ans. Oui, selon lui on est encore un gosse à quatorze ans. Il a donc été au lycée jusqu’à ses vingt ans, se préparant à intégrer l’université. Il n’est donc pas resté plus de sept ans dans la ville et bien qu’elle soit lugubre et étrange, ces années ont certainement été les meilleures de sa vie. Il y avait de bons amis. Bien qu’il en ait perdu un bon paquet de vue, Sigfrid espère bien en retrouver certains. Et puis, le coin était calme. Vraiment calme. Tout ce dont il avait besoin à cet instant précis. Des tâches rouges vinrent maculer le sol, se répandant en une flaque visqueuse sur le sol. Il déglutit. Une image qu’il aurait bien aimé chasser de sa tête. Mais trop tard. Les cris résonnèrent. Il entendait encore le son de sa voix. Les mots qu’elle avait utilisé à son encontre. Elle l’avait traité de « fou », de « pervers » et de « cinglé ». Son coeur saignait encore. Qu’avait-il fait de mal ? C’était elle qui avait réduit son coeur en miettes. C’était elle qui l’avait trompé ! Il avait vu tous les signes ! L’odeur d’un parfum qui n’était pas le sien sur son manteau, des sms échangés en douce... Il l’avait même vu discuter avec lui en bas de l’immeuble. Et ce baiser. Ce baiser qu’elle niait mais il avait enquêté, il était sûr de lui ! Il n’avait pas rêvé ce baiser ! Et ce geste. Il l’avait poussé. Elle avait glissé et s’était cogné la tête. Morte ? Non. Heureusement non. Mais il s’en voulut tellement que tel un lâche, il avait préféré fuir.

Et Dödskalle était à présent son refuge. La ville où il espérait se ressourcer. Les yeux plongés sur son verre de bière, les fantômes le hantaient toujours. Il avait fait le voyage en voiture. Tous ces kilomètres avalés depuis Stockholm, avec un petit détour dans les pays voisins. Elle ne portait pas plainte contre lui à condition qu’il sorte de sa vie. Saisissant cette chance, il mesurait cependant combien sa peine était encore grande. Comment pourrait-il jamais aimer à nouveau et croire à nouveau qu’une femme pouvait l’aimer ? Pourquoi était-ce lui qui était le méchant de l’histoire alors que c’était elle qui l’avait trompé ? Oui, même les psychologues parfois peinaient à trouver leur chemin. Vidant son verre d’une traite, il en redemanda un. Ce serait le dernier, il ne faudrait pas qu’il se fasse mal voir à peine arrivé !

« Alors, tu es devenu psychologue ? ». Il hocha la tête. « Oui. Et contrairement à ce que vous pensez ici, cette ville a ses charmes. Par exemple... Vous êtes sûrs ici d’avoir la paix. ». Il rit avec ses camarades et reprit un air sérieux. « D’ailleurs, vous savez où je peux m’installer ? Je n’aimerai pas rentrer par erreur dans la maison de l’un d’entre vous ». Sa blague fut également bien accueillie. Ou bien son visage souriant suffisait à les faire rire avec lui, même si ce n’était pas drôle. Il ne saurait dire.
Fraîchement installé, il vit seul et passe ses journées dans son bureau aménagé tout en bois (mais pas Ikea), de grandes bibliothèques où il pouvait disposer ses livres, un beau bureau, un divant et un fauteuil... Ou deux. C’est une petite ville mais il ne comptait pas que sur le bouche à oreille pour se faire connaître. Non. Il avait même passé quelques annonces dans les quelques lieux publics. Voilà. Maintenant il attendait ses clients, fixant l’horloge et ignorant tout de cette malédiction...