Le glucose coloré s'étendait, se pliait et se joignait avec précision avant de s'étendre de nouveau, le processus répété avec des gestes sûrs et stables. Les couleurs brillaient, jaune et vert se succédant tandis que le ruban prenait forme. Enfin satisfaite, les mains le laissèrent de côté, lisse et brillant, le temps de se saisir d'un couteau et de commencer à détailler de fines lamelles qui se trouvèrent tressées et torsadées en un noeud complexe puis déposées, une à une, sur les délicats gâteaux, un accent de couleur au milieu de la noirceur chocolatée. Ces desserts enfin prêts, la pâtissière vêtue de l'uniforme blanc de sa profession mit de côté les quelques lamelles qui restaient de ruban avant de commencer à détailler les carrés de chocolat noir relevés d'une pointe de sel qui orneraient les tartelettes aux fruits. Dans un claquement sec, les carrés tombèrent un à un sur le comptoir d'inox, avant d'être placés avec une précision chirurgicale au milieu des tartelettes. D'élégantes verrines succédèrent, chaque couche déposée sans laisser de traces sur les bords, chaque couleur et texture définie comme il se devait, avant qu'une fleur faite d'angélique et citron confit ne soit déposée au sommet.

Le laboratoire était aussi silencieux qu'il pouvait l'être, le seul bruit celui des fours qui tournaient, des frigos qui ronronnaient. Les pas étaient efficients, les gestes mesurés. Les instruments tintaient en touchant le comptoir métallique, les bols s'entrechoquaient lorsqu'ils étaient chargés dans le lave-vaisselle. Des notes de musique s'échappaient du casque négligemment passé autour du cou de la jeune femme, le son du clavecin résonnant dans la grande pièce carrelée de blanc.

Le frigo s'ouvrit, et un rectangle crème monté sur un socle brun cannelle fut déposé sur le comptoir. La pipette fut remplie d'un fluide à la couleur rose rouge avant de tracer de fines lignes à la surface du gâteau. Les derniers rubans furent détaillés de nouveau, tordus de ci et de là. Lentement, la surface du cheesecake se décora de notes de musique, avant qu'enfin Irmeli ne dépose la clé de sol en chocolat. C'était probablement aller trop loin dans le détail (une seule chose était-elle seulement possible, en pâtisserie ? La perfection et l'esthétisme n'étaient-ils pas censés être sa raison d'être ?), mais la pâtissière espérait que le destinataire apprécierait.

Avec des gestes sûrs, les desserts furent placés dans leurs boîtes respectives puis chargés dans le vieux break qui tenait lieu de véhicule à la finlandaise. Installée au volant, casque remplacé par la radio, elle traversa rapidement la ville, se garant à l'arrière du restaurant et se saisissant des premières boîtes. Avec la force de l'habitude, la pâtissière entra dans la cuisine et déposa la majeure partie des boîtes à leur place désignée avant de se saisir de la dernière et d'aller rejoindre la patronne.

Restant en arrière le temps qu'elle ait fini ce qu'elle avait à faire, Irmeli nota l'absence des notes familières du piano, sourcils froncés, avant de se diriger vers l'autre brune.

_ Moi. Les gâteaux au chocolat, tartelettes et verrines sont en cuisine. Est-ce que Tim est dans le coin ? Je lui ai amené du cheesecake, vu que j'ai pas pu le voir ce matin.

Levant la boîte de carton, la pâtissière attendait tranquillement sa réponse.

La pâtissière fronça davantage les sourcils devant le truble de Sanja, déposant le carton et le précieux gâteau qu'il protégeait sur le comptoir pour éviter de faire un geste qu'elle regretterait. Comme l'écraser entre ses mains crispées. Quelque chose clochait clairement, et elle n'aimait pas ça. Tim avait des problèmes ? Il était redevenu terrifié par le reste du monde ?

_ Sans souci. Et non, je suis au courant de rien. Tu me fais la version longue, s'il te plait ?

S'installant en face de la restauratrice, la pâtissière ouvrit le carton, dévoilant le cheesecake joliment décoré. Autant qu'elles le mangent, pour éviter qu'il se perde. Irmeli détestait avoir à jeter des gâteaux; c'était pour ça qu'elle faisait parfois des prix à Diesbach pendant sa razzia mensuelle, pour se débarrasser des fonds de stock. Et c'était aussi comme ça qu'elle avait écopé de son fils adoptif. Ne pas aimer le gaspillage tendait à lui amener des bonne choses. Si elles ne gaspillaient pas la pâtisserie, peut-être bien que ce que la Suédoise s'apprêtait à lui raconter ne serait pas aussi terrible que ça aurait pu autrement l'être ?

Probablement pas. C'était qu'une superstition stupide. Comme si manger un gâteau pouvait rendre une mauvaise chose plus digeste ! C'était le genre de conneries qu'elle sortait à ses clients pour les encourager à faire un choix, ça. Contrairement à eux, elle savait à quoi s'attendre. Les gâteaux n'arrangeait rien. Ils ne consolaient pas après un cauchemar, ne rendaient pas la solitude moins étouffante, ne rendaient pas les gens moins cruels. Tout ça, c'était juste les gens qui s'en persuadaient, histoire d'ignorer la réalité l'espace de quelques minutes.

Le café était brûlant, et Irmeli dût résister à l'envie de simplement le boire cul sec selon son habitude, se contentant à la place d'enrouler ses mains autour de la tasse et de ne prendre une gorgée que lorsque l'envie d'interrompre et de poser des questions se faisait trop forte. Le temps des questions viendrait après.

Pour l'instant, elle se contentait d'écouter Sanja parler et de se mâcher l'intérieur de la joue, jouant à l'occasion avec son morceau de gâteau, prenant une bouchée de temps en temps sans vraiment en sentir le goût. Il était probablement bon, mais en l'occurrence, Irmeli n'aurait pas cillé s'il avait goût de cendres.

Le restaurant était encore vide, Dieu merci, pas qu'elle soit pressée. A part Kira qu'il lui faudrait sortir promener, rien ne l'attendait chez elle, à part de la musique pour combler le silence et la distraire. Si elle avait le courage, elle cuisinerait, dans le cas contraire, elle ferait décongeler quelque chose. Pas de pression, pas de contrainte, pas de raison de se faire une raison non plus. Et rester à la boutique était hors de question, elle avait déjà passé deux soirées dans son laboratoire à expérimenter. Si ça revenait aux oreilles d'Emrik, ça arriverait dans celles de Noah, et à tous les coups il enfoncerait sa porte pour la traîner de force chez elle et la forcer à se reposer.

Fuck fuck fuck fuck fuck. C'était pire que ce qu'Irmeli pensait. Tim avait été présent lors de la réunion du maire ? Bordel. Effectivement, son absence devenait claire. Il avait dû craquer sous l'effet du stress, vu qu'il n'était pas passé à la boutique et n'était pas là. Elle ne lui en voudrait pas. Tim était fragile, le genre oiseau tombé du nid qui donne envie de l'envelopper dans du coton et de le mettre sous une lampe allumée, bien au chaud et bien en vue histoire d'être certain que rien ne pourra plus lui arriver. Et si Irmeli s'inquiétait comme ça pour lui alors qu'il était juste un client, un client muet ou presque avec ça, qu'est-ce que Sanja devait bien ressentir ?

La grimace de la pâtissière se fit visible, déformant ses traits avant qu'elle ne prenne une gorgée de café dans l'espoir de se calmer. Ou de se brûler, histoire d'emmener ses pensées dans une autre direction. Sans succès. La tasse retrouva la table, les doigts d'Irmeli retournant aussitôt jouer avec. Toute cette situation... et cette histoire de sang à la piscine, de morts... pour Tim qui avait tout le temps l'air effrayé, qui donnait parfois cette impression de regarder par-dessus son épaule, ça avait dû être traumatisant. Avoir l'adresse du pianiste était certainement une idée attrayante, à la lueur de tout ça. D'un autre côté, si il était stressé, sa présence ne le calmerait probablement pas. Elle n'était pas exactement la compagnie la plus reposante qui soit.

Dans un soupir, la Finlandaise finit par secouer la tête. Elle n'envahirait pas Tim sans son accord, même si elle avait franchement envie de débarquer avec quelques kilos de cheesecake pour lui remonter le moral.

_ J'irais pas jusqu'à dire qu'on est proches, mais je m'inquiète pour lui. Il passe tous les jours pour son fix de cheesecake, et j'ai pris l'habitude de le voir. Puis bon, on va pas se mentir... tu pourrais le mettre à côté d'un chaton affamé et trempé, et Tim serait toujours celui des deux que t'as envie de ramener chez toi et de protéger.

Les yeux de la pâtissière se firent plus perçants tandis qu'elle reprenait une gorgée de café et croisait délibérément le regard de la restauratrice. Elle ne la connaissait pas vraiment, mais son inquiétude pour le pianiste était claire. Pour le coup, elle aimerait bien apprendre à la connaître un peu mieux, en dehors de leur relation professionnelle.

_ Je veux pas de son adresse. Pas si je peux pas être sûr que Tim accepte que je l'ai. Il a pas besoin que je débarque sans prévenir. Par contre, si il a un téléphone, je veux bien le numéro. Ne serait-ce que pour pouvoir lui dire que ses cheesecakes l'attendent. Mais merci d'avoir proposé, j'apprécie.

Cette fois, la bouchée de gâteau passe un peu plus facilement, même si c'est surtout la gorgée de café qui suit qui aide à l'avaler. C'est déjà ça de pris. N'empêche, manger un cheesecake à la place du pianiste... ça faisait bizarre. Surtout quand la simple vue de la pâtisserie lui rappelait sa bouille la première fois qu'il en avait acheté un. Comme si il avait peur d'elle. Si un jour Irmeli trouvait le bâtard qui l'avait rendu aussi timide, elle lui retapisserait la face à coups de poings et de plaques de four brûlantes. Ça serait probablement cathartique.

Enfin, mieux valait ne pas y penser, ou Sanja allait remarquer sa colère et la prendre pour une dingue - ou pour plus dingue qu'elle ne la pensait déjà, mais bon... A la place, la pâtissière décida de laisser sa curiosité prendre le pas; ça serait une façon comme une autre d'apprendre à connaître la suédoise.

_ Tu connais Tim depuis longtemps ? Je veux dire, je sais qu'il bosse pour toi quand il donne pas des cours, mais je ne savait pas que vous étiez proches. Je le vois qu'à la pâtisserie ou presque, et il est toujours soit seul soit avec Diesbach.

Dans la cuisine vide, les mots semblaient presque résonner, habités d'un poids étrange et solennel. C'était la première fois qu'elles échangeaient de la sorte, se trouvaient un point commun, même si ce point commun était un pianiste anglais et incroyablement timide. Peut-être était-ce pour ça qu'elles parvenaient à s'écouter, à se confier. Parce qu'elles avaient l'impression d'avoir trouvé une semblable, une autre personne qui voulait aider et s'inquiétait. En tout cas, c'était presque agréable, pour la pâtissière. C'était agréable, de simplement pouvoir expliquer la manière dont elle s'inquiétait et n'osait pas trop le montrer en même temps. Elle avait l'impression que la restauratrice pouvait comprendre ça, cet entre-deux frustrant et ô combien délicat.

Et c'était presque amusant, de voir ce que chacune savait et ignorait de Tim. Sanja ignorait son addiction au cheesecake, Irmeli ignorait qu'il avait un chaton... Tim ignorait sans doute l'étendue de leur inquiétude pour lui. Si ça n'était pas aussi triste, ça aurait été digne d'une comédie. Deux femmes inquiètes autour d'un gâteau, persuadées que leur mari les trompait ou autre. A la place, deux femmes inquiètent pour une connaissance commune qu'elles voulaient protéger. Difficile de placer des rires préenregistrés dans cette discussion. Un portable entre elles que la pâtissière fixait d'un œil, le cheesecake toujours là, Irmeli ayant expliqué qu'elle en avait d'autres au magasin, un sourire hésitant de Sanja, et son propre récit qui confirmait au moins une chose: elles étaient aussi peu douées l'une que l'autre. La pâtissière esquissa un sourire compatissant étirait ses lèvres à la fin de l'explication de la suédoise.

_ Tu sais ce que ça a été, ma première pensée, la première fois qu'il est rentré dans le magasin ? Que j'adorerais l'entendre jouer, juste pour le plaisir. Et puis, il a fixé les cheesecakes et il est parti. Et il revenait, tous les jours, et il osait jamais. Au final, Noah a débarqué avec lui et les lui a pris en même temps qu'il faisait sa razzia mensuelle. Et depuis, Tim ose acheter les cheesecakes. C'est ridicule d'en être contente, mais bon...

Un soupir lui échappa tandis qu'elle reposait les yeux sur la restauratrice.

_ Tu dis que t'es pas douée avec les gens, mais mine de rien... cuisiner pour lui, le laisser jouer du piano, le chaton... j'crois que c'est des choses dont il avait besoin. Quelqu'un pour le materner un peu, un endroit où exercer sa passion, et un animal qui a besoin de lui pour vivre. Noah est un gros facteur, sans mauvais jeu de mots, dans le fait qu'il aille mieux, mais j'pense que t'as contribué. Tu lui a donné une chance. Je lui fais juste deux ou trois sortes de cheesecake différents par jour histoire de l'inciter à revenir et manger.

Une main se perdit dans les cheveux courts de la finlandaise alors qu'elle s'affalait dans la chaise, lasse.

_ En un sens... c'est plus facile de m'occuper d'Emrik. Ça fait plus longtemps, déjà, et puis... il a besoin qu'on lui prête attention, qu'on le pousse et qu'on lui explique pourquoi les choses sont comme ça et pas autrement. Même si il a cette foutue tendance à fuir au moindre problème. Tim marche comme ça, et je suis pas douée avec les gens comme lui. Il est plus délicat, et j'ai l'impression qu'il fait encore moins confiance aux gens qu'Emrik quand il était petit. Ça me donne envie de retrouver ceux qui l'ont mis dans cet état et de leur expliquer en quoi c'est pas ok, de faire ça à Tim. Mais c'est pas ce dont il a besoin. Je suis sûre que ça ferait que le stresser encore plus. Du coup... j'ose rien faire. C'est frustrant.

Et ce foutu portable qui refusait de vibrer et de lui donner une réponse...