La chambre était illuminée par la lune lorsqu'Irmeli se réveilla. Elle pouvait sentir son coeur battre frénétiquement contre ses côtés, les larmes qui coulaient le long de ses joues et brûlaient ses yeux, entendre le bruit rauque de sa respiration accélérée par la panique. Machinalement, elle tendit la main et alluma sa lampe de chevet avant de se saisir de son mp3 et de mettre son casque. Pour la première fois, Worms ne la fit pas rire. Elle passa rapidement à la chanson suivante. Falling. Chanson suivante. Tombstone. Suivante. Catch me if you can. Irmeli gronda, maudissant le fait d'avoir mis le lecteur sur random. Chanson suivante. Le prologue d'Into the Woods. Ses épaules se relaxèrent enfin tandis que la musique résonnait dans ses oreilles. C'était bien la première fois qu'elle appréciait d'entendre le rire de la belle-mère de Cendrillon et ses filles.
Enfin calmée, elle jeta un coup d'oeil au réveil. Trois heures du matin, inutile de se rendormir. Repoussant les couvertures, elle se dirigea vers la salle de bain. Une douche brûlante serait la bienvenue. Et puisqu'elle avait une bonne heure de plus pour se préparer que d'habitude, elle comptait bien en profiter.
Le problème se présenta une fois Irmeli prête. Pour la première fois, l'escalier la terrifiait. Elle pouvait encore sentir la marche se dérober sous son pied, sentir le bois de la rampe sous ses doigts tandis qu'elle tentait en vain de se rattraper, entendre une voix grave appeler son nom. Et surtout, elle pouvait sentir le sang couler le long de ses cuisses, voir son ventre distendu par une grossesse (de combien était-elle enceinte ? Six mois ? Plus ? Etait-ce une fille ? Un garçon ? Comment comptait-elle l'appeler ? Qui était le père ? Quelqu'un qu'elle connaissait, ou un anonyme ? Quelqu'un avec qui elle avait eu du sexe ou un donneur de sperme ?).
Elle savait qu'elle ne risquait rien. Elle n'était pas enceinte, et il ne s'agissait que d'un cauchemar de toute façon. Un cauchemar particulièrement réaliste et terrifiant, mais un cauchemar. Un cauchemar rendu plus horrible encore par sa grossesse, par le fait que l'enfant qu'elle voulait un jour avoir mourrait avec elle, sans voir le jour, par sa faute. Inutile d'avoir peur. Inutile de trembler en haut des marches. Elle valait mieux que ça ! Elle n'était pas enceinte. Elle n'avait pas de bébé à tuer. Et elle avait mieux à faire que perdre son temps en haut de l'escalier. Elle avait une pâtisserie à ouvrir, des gâteaux à préparer, des sucettes à faire, des clients à satisfaire.
D'une main tremblante, elle se saisit de la rampe, y colla sa hanche et entama sa lente descente. Chaque hésitation faisait monter sa colère. Sa main libre se contractait rythmiquement, désireuse de frapper quelque chose - quelqu'un - n'importe quoi - n'importe qui. Frapper et ne pas arrêter avant que le goût âcre de la peur ait quitté sa bouche et qu'elle soit de nouveau en contrôle.
Le froid la calma brutalement, le vent emmêlant ses cheveux lui rappelant qu'elle était sortie sans gants. Machinalement, Irmeli se retourna vers sa maison, vérifiant d'un coup d'oeil que les lumières étaient bien éteintes. Une pression sur la poignée de la porte confirma qu'elle avait verrouillée derrière elle. Enfoncer les mains dans ses poches confirma la présence de ses clés, portefeuille et plus important, de son briquet, mp3 et cigarettes. Mettre son casque et lancer une playlist était l'affaire d'un instant, allumer une cigarette l'affaire d'un autre. La fumée glissant dans ses poumons lui tira un soupir satisfait. Chaque bouffée rendait le cauchemar un peu plus distant, et Irmeli se sentait enfin prête à affronter la journée et à prétendre que tout allait bien.
Le sourire glissa machinalement sur ses lèvres alors qu'elle commençait à marcher, accélérant jusqu'à ce qu'elle soit en train de courir vers la pâtisserie. A cette heure-ci, elle doutait sérieusement que quelqu'un la voit passer, filant dans les rues comme si le diable était à ses trousses. Autant en profiter pour semer le reste de sa rage à l'insu de tous.
_ Hei ! Que puis-je pour vous aujourd'hui ?
La salutation tomba machinalement de ses lèvres. Si les premiers clients avaient été surpris de l'entendre les saluer en finnois, aujourd'hui seuls les nouveaux venus étaient surpris, ignorants tout de sa réputation d'excentricité. Son arrivée il y a huit ans avait certainement contribué à la création de ladite réputation. Elle était venue visiter la ville dont son père avait pris tant de photos, et s'était surprise à acheter une maison et reprendre la pâtisserie une dizaine de jours plus tard avec l'argent que lui avaient laissée ses grands-parents. Descendre d'un cadre haut-placé de Nokia et d'un architecte aidait certainement lorsqu'on était déterminée à s'installer quelque part. Et tant pis si ses parents préféraient éviter de dire quelle profession elle occupait à leurs amis. Tout le monde ne pouvait pas travailler au laboratoire des basses températures, ou être ancienne championne de ski de fond. Tino était ingénieur chez Fortum et avait participé au Championnat du monde de téléphone portable trois ans plus tôt, n'était-ce pas suffisant ? Irmeli laissait volontiers la réputation de la famille Kanerva entre les mains de son frère aîné.
_ Hei ! Vous semblez un peu pâle aujourd'hui. Tout va bien, j'espère ?
Ses mains s'activaient et elle babillait gaiement avec ses clients tout en songeant. Dödskalle avait certainement attisé sa curiosité à son arrivée. L'atmosphère de la ville, et l'impression qu'elle avait que les habitants du cru étaient bizarrement anxieux pour une ville de ce type l'avait fascinée. Sept ans plus tard, elle était toujours aussi curieuse, et ne se lassait toujours pas de la ville, bien qu'elle en fait le tour à de nombreuses reprises.
_ Hei ! Non, navrée, je n'ai plus de prinsesstårta. Je vous rajouter une kannelbulle pour me faire pardonner. Désirez-vous passer une commande, pour être sûr d'en avoir demain?
Les clients se succédaient, certains s'asseyant à l'une des tables à disposition et mangeant leurs pâtisseries avec une boisson chaude, la plupart repartant avec leurs emplettes. Le sourire refusait de quitter les lèvres d'Irmeli, la pâtissière esquivant avec l'aise de l'habitude les questions les plus personnelles, balayant les phrases s'inquiétant de son agitation peu caractéristique d'un "Juste un mauvais rêve, vous savez comment c'est" avant de passer à autre chose. Une remarque étrange d'un de ses premiers clients tournait en boucle dans son esprit. Pourquoi avoir dit "Sept ans déjà ?" et pourquoi l'avoir dit à voix basse, comme si il ne fallait pas qu'elle l'entende ? Irmeli était curieuse.
_ Näkemiin ! A demain !
Les clients étaient partis, la pâtisserie était propre, la caisse clôturée. Tout était prêt pour le lendemain, et Irmeli s'installa plus confortablement dans son siège, lançant Internet. Le rêve et les réactions étranges de certains clients la travaillaient, et elle était déterminée à comprendre, le besoin de saisir ce qu'il se passait aussi dévorant que l'envie d'une cigarette ou le besoin de musique.
Les mots-clés se succédaient, interprétation des rêves, intuition, rêves prémonitoires, avertissements, dödskalle... Aucune réponse claire, juste des théories, des légendes, un article sur la mort d'un petit garçon (elle ne voyait pas le lien, mais bon... elle supposait qu'au bout de sept ans, elle s'était juste habituée à ce que la mort hante le coin de chaque rue). Elle n'était pas satisfaite, et elle voulait savoir. Elle n'arrêterait pas avant d'avoir ses réponses.