"Est-ce que tu veux ajouter quelque chose d'autre Yngve?"
Il n'avait été à beaucoup d'enterrements dans sa vie au final.
Pourtant c'était bien lui qui avait insisté pour creuser cette tombe et lui qui avait insisté encore pour que Guillaume libère son après midi afin de venir réciter quelques mots. Il ne savait même pas pourquoi, peut être que c'était complètement idiot, mais la présence de l'autre homme avait quelque chose de réconfortant. Yngve ne croyait pas en Dieu, c'était un concept qui lui échappait totalement, mais pas parce qu'il ne croyait pas justement en la présence d'une quelconque puissance divine au dessus de sa tête non... C'était juste qu'il n'en avait pas besoin pour justifier ses actes, pas besoin pour pouvoir se lever le matin et pas besoin pour vivre. Dans le fond, le brun ne demandait pas grand chose et quand il se levait le matin, le dos rond dans son lit, les yeux encore fermés et encore nu, il se surprenait à rêver des jours qui avaient été meilleurs, pour lui, dans cette maison vide. Il ne lui restait que cela et les draps froids que parfois, certains ou certaines venaient réchauffer. Mais pas ici, pas dans sa chambre, pas dans leur chambre, dans le salon principalement.
Et puis il y avait eu elle. Le jeune fille qui reposait, livide, dans cette tombe qu'il venait de creuser et qu'il observait de haut, les mains encore couvertes de terre sur sa pelle, la silhouette du pasteur pour seul réconfort. Petite cérémonie en petit comité, à croire que personne ne savait qui elle était. C'était souvent le cas pour les enfants de Dödskalle. Sauf qu'elle n'était pas d'ici, non, Yngve lui venait d'ici, il avait été fabriqué, façonné par ses rues, par le mauvais temps, la dépression et les relans de poissons l'été et les visages fuyants. C'était sa ville, sa Dödskalle, et comme un amant fidèle, un poète acharné incapable de renoncer à ses premières muses, il avait été incapable de partir. Beaucoup était parti, Kjell était parti mais... pas lui. Dödskalle tenait et lui il demeurait. Il demeurait avec ses pulls trop grands, ses costumes noirs, ses sourires d'anges parfois et sa pelle à chaque fois que Selma avait besoin de lui, il prenait forme, il respirait, il vivait, il avançait.
Yngve avait une vie simple à présent, une vie bien rangée, pas du tout bordélique et presque aussi lisse que les pans de toutes ses chemises. Il connaissait du monde, il connaissait la ville et puis il y avait eu elle. Ils s'étaient tournés autour au bar de la ville... Ça n'avait rien de romantique vraiment, elle avait l'air triste, il n'avait pas envie d'être seul ce soir là. Deux personnes qui n'allaient pas se mentir et qui ne cherchaient rien d'autre que du réconfort. Il s'était assis à côté d'elle et avait commandé pour deux. Ils n'avaient pas beaucoup parlé, ils avaient bu, coude contre coude, échangeant un sourire parfois. À quoi bon? Elle le voyait bien qu'il y avait quelque chose qui clochait chez lui. Just look at me, I'm not finished, avait eu envie de murmurer Yngve, il manquait quelque chose.
Kjell Angsar manquait.
Ce frère, cette moitié, sa raison de vivre, son tombeau, sa peine, sa chair. Son frère.
Kjell.
Ses souvenirs.
Tout ce qu'il avait un jour été était pour Kjell. Il avait appris la valeur de l'amour, du désir, de la perte et du sacrifice pour et par Kjell.
Jumeaux.
Ils étaient en réalité faux jumeaux mais peu importe Yngve avait été éduqué dans un but précis : obtenir tout ce qu'il voulait. Plus petit, à la maison, il était le maître, il était roi. Sa mère avait toujours des mots doux et des caresses pour lui, son père s'écrasait face à son regard et Kjell... Kjell était là, Kjell l'aimait, Kjell avait un coeur qui battait juste là, juste pour lui. Kjell avait été à lui pendant quelques années, peu importe qu'il soit mis de côté ou même ignoré par ses parents, Yngve n'ignorait jamais son frère, sa moitié, cette main, cette étreinte. Il hurlait lorsqu'on voulait les séparer, maudissait son père qui ne comprenait rien. Ils avaient grandi, ensemble, pendant neuf mois au sein de cette femme parfaite, ce n'était pas pour être séparé une fois qu'ils étaient ici. Oh Yngve croyait dur comme fer en cette vérité à l'époque et la nuit, il s'endormait dans les bras de Kjell, en paix, un sourire aux lèvres, quasiment certain d'être de nouveau à l'intérieur de sa mère.
Kjell lui manquait à en crever. Il était parti et son frère le haïssait à présent. Il l'aimait, il avait besoin de lui mais il avait appris à vivre sans, à survivre. Oui, sans Kjell, il ne vivait plus, il survivait et dans ce bar, assis à côté d'elle ce n'était qu'une nuit de plus. Ils étaient rentrés chez lui et Yngve l'avait embrassée. Elle avait le goût de la cigarette et cela lui avait rappelé son dernier baiser échangé avec son frère. Il n'en fallait pas plus, il l'avait embrassé encore et encore et il l'avait soulevée pour la poser dans le canapé. Kjell n'avait jamais compris ce qu'il pouvait trouver aux femmes et pourtant cette nuit-là, Yngve n'était pas différent, il lui avait enlevée sa robe lentement, doucement, avant de couvrir cette peau nue de baisers, souhaitant la brûler, désirant la voir se consumer sous son regard.
Les femmes étaient les femmes et elles intriguaient toujours autant le jeune homme. Aucune étreinte ne valait celle partagée avec son frère, les mains de Kjell sur son corps l'électrisait, le galvanisait et il sentait son coeur battre dans sa poitrine tellement vite. Embrasse moi. avait-il murmuré la première fois et Kjell ne l'avait pas déçu. Yngve était mort sous le poids de cette langue se disant qu'il ne lui fallait rien d'autre, si jeune et si fou et si heureux de sentir le corps de son jumeau pressé contre le sien alors qu'ils exploraient alors que les mains se faisaient baladeuses et Yngve devenait à Kjell pour toujours. Cette langue qui roulait sur sa peau avait le don de le tuer, lentement, sûrement, les yeux de son frère sur lui aussi, son souffle chaud également, son corps nu sous ses doigts... Évidemment que sa première fois avait été dans ses bras-là, ses bras connus, qui pouvaient le maintenir, l'aimer, le caresser, le faire gémir, le regarder périr... Il était à jamais à Kjell.
À l'époque, il y avait peu de choses qui l'intéressait, il avait une quinzaine d'années, il détestait le monde et le monde le lui rendait bien, il y avait bien son briquet, un rare cadeau de son père qu'il allumait en permanence. Il faisait tout brûler à l'époque, tout, les morceaux de papiers, les animaux morts au bord des routes, le bout de ses doigts, l'orphelinat... Yngve se savait... Instable, il voyait ce même quelque chose dans les yeux de Kjell parfois, quand quelqu'un se tenait trop près de son frère ou même lorsqu'ils s'embrassaient. Ils étaient des Angsar, quelque chose n'allait pas et ils avaient grandi ensemble alors ils partageaint forcément cette tare. Brûler n'importe quoi, inhaler la fumée qui en résultait le calmait... Vraiment, cela avait quelque chose de beau et trop souvent Yngve jouait avec ce briquet. Il y avait ça, les filles et Kjell. Les femmes le fascineraient toujours, elle pouvait donner la vie et il avait tellement hâte de trouver une femme digne de ce nom qui accepterait de porter son propre enfant à lui... Tellement hâte.
Mais ce n'était pas celle qui était là dans cette tombe. Il ne connaissait même pas son prénom, il lui avait fait l'amour, là sur leur canapé de famille, collectant chacun de ses cris et respirant à grandes goulées d'air mais ça n'allait pas plus loin. Cela n'avait été qu'une nuit parmi tant d'autres, une nuit qu'il allait oublier, une nuit qui n'avait absolument aucun sens vu que Kjell n'était pas là.
"What are you going to do now? Leave? Just leave? Please fucking do so Kjell, leave, leave but next time you come back, don't even bother coming here. Don't even try to ask for my forgiveness, because we're done, I'm not going to beg and I'm not going to miss you. So just fucking leave, like you always do."
Les mots avaient été tellement froids lors de leur dernier échange. Mais que dire? Que pouvait-il dire bordel? Leur mère était morte et Kjell était parti. Leur père était mort et Kjell avait jugé bon de réapparaître à ce moment-là. Il ne pouvait pas pardonner son grand frère, il y avait beaucoup trop de ... de... trop de tout dans son coeur qu'il avait failli imploser. Il l'aimait, il voulait lui lacérer le visage et le voir à genoux en train de supplier et de clammer qu'il n'était rien sans son autre moitié mais en même temps... Non. Yngve avait gardé ses lèvres scellées pendant l'enterrement de leur père lui seul et Selma sachant vraiment que le cercueil du Angsar était vide. Yngve avait enterré son père dans les bois juste après la crise cardiaque de ce dernier, pas une seule larme versée... pas comme quand leur mère était morte. Il avait tellement hurlé, hurlé qu'on lui donne son frère et qu'on le laisse pleurer dans ses bras mais non. Et ça, il ne pouvait pas le pardonner, il ne pouvait pas pardonner son absence à Kjell.
Surtout pas au vu de la nature de son rêve.
"JUST FUCKING LEAVE LIKE YOU ALWAYS DO." avait-il lancé avant de pousser son frère et d'attraper les premiers objets qui lui passait sous la main pour le faire partir.
Il l'aimait ce frère.
Il le détestait ce frère.
Il avait besoin de ce frère pour vivre.
Il avait besoin de ce frère pour mourir.
Près de huit ans de silence et il était toujours ici, toujours à Dödskalle. Un jour, Kjell reviendrait et demanderait certainement son pardon. Yngve aviserait à ce moment là et surtout, il aurait un sourire aux lèvres parce qu'il n'était pas encore mort. Mais pour l'instant... Il avait encore de la terre à verser sur ce si joli cadavre.
"Hmm... Non ça ira." finit-il par répondre à Guillaume. "Elle aura eu une belle fin."